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Baudelaire. Lettre 74
Les coulisses de la Pléiade

Baudelaire, d'un œil neuf. Les enjeux d'une nouvelle édition

La lettre de la Pléiade n° 74
Mai 2024

Une édition longtemps pratiquée est comme une maison familière, on y trouve ce que l’on cherche. Dès lors, pourquoi abattre des cloisons et changer l’éclairage ? Peut-être pour cesser de regarder les tableaux sans les voir. C’est évident pour la littérature étrangère : à nouvelle traduction, nouveau regard. Et pas moins vrai en littérature française, pour peu que l’œuvre soit modulable, que sa nature et sa composition rendent nécessaire une organisation qui ne va pas de soi, ou qui ne va de soi que par la force de l’habitude.

C’est le cas de l’œuvre de Baudelaire. Complexité, multiplicité des genres, présence de textes inclassables, d’écrits posthumes, de projets inaboutis… tout exige de l’éditeur qu’il se mue en architecte. Les choix opérés peuvent être lourds de conséquences, engager une vision de l’œuvre, favoriser des lectures, en décourager d’autres, parfois. Au moment où la Pléiade propose une édition qui renouvelle radicalement
le sommaire des Œuvres complètes, et le traitement réservé aux Fleurs du Mal, le lecteur est invité dans les coulisses où s’activent les baudelairiens qui ont conçu ces volumes. Nous publions ici la majeure partie de la « Note sur la présente édition » qui figure au tome I. Consacré à l’exposé des principes qui ont guidé l’organisation des deux volumes, ce « mode d’emploi » ne concerne pas les seuls spécialistes : chacun éprouvera les effets des dispositions qu’il décrit.

    Antoine Compagnon rappelle dans sa Préface que c’est avec les œuvres de Baudelaire que Jacques Schiffrin, le fondateur des Éditions de la Pléiade, inaugura en 1931 sa nouvelle collection, « la Bibliothèque reliée de la Pléiade », qui rejoindrait en 1933, sous sa direction, les Éditions Gallimard. Baudelaire fut donc le premier, et le numéro que porte le tome I de la présente édition en témoigne.
    Il est aussi l’écrivain auquel la Pléiade a consacré le plus grand nombre d’éditions, tantôt pour « rafraîchir » les précédentes en en offrant une nouvelle présentation, tantôt pour proposer un sommaire complété et repensé, ainsi qu’un nouvel établissement des textes, et pour doter ces textes d’un appareil critique profondément remanié, voire entièrement original.
    C’est à cette dernière catégorie qu’appartient l’édition des Œuvres complètes procurée par Claude Pichois il y a près de cinquante ans, en 1975 (tome I) et 1976 (tome II). On ne saurait présenter une nouvelle édition sans reconnaître la dette contractée à l’égard des travaux de Claude Pichois. Qu’ils soient des spécialistes ou d’exigeants amateurs, les lecteurs savent ce qu’ils lui doivent. Il fut à la fois le créatif héritier de ses devanciers et l’éditeur qui, pendant la seconde moitié du XXe siècle, accompagna avec la plus grande sagacité l’évolution de l’image de Baudelaire et favorisa de la manière la plus décisive une lecture mieux informée et plus juste de son œuvre. Il importait de le souligner ici.
Le sommaire de la présente édition.
    Si le traitement inédit réservé aux Fleurs du Mal, auquel est consacré ci-dessous un développement particulier, constitue l’une des innovations majeures de la présente édition, celle-ci se signale également par une nouvelle organisation d’ensemble.
    L’œuvre de Baudelaire forme un tout. Il n’y a pas, d’un côté, un poète, en vers et en prose, de l’autre un critique et un essayiste. Non que cette bipartition soit dépourvue de commodité : si elle n’avait pas eu un intérêt pratique, elle n’aurait pas été adoptée par la plupart des éditeurs qui s’efforcèrent de rassembler les œuvres de Baudelaire. Claude Pichois lui-même s’est inscrit en son temps dans la tradition qui consistait à réunir les œuvres en fonction du genre auquel elles appartiennent ou dont elles semblent le plus proches. Il l’a fait avec un grand sens des nuances. Reconnaissons toutefois que, dans le cas de Baudelaire, la notion de « genre » n’est pas toujours d’un usage facile, qu’elle conduit à ranger ici ou là des textes inclassables, et qu’elle peut devenir, si le lecteur ne prend pas soin de rapprocher des œuvres que l’éditeur a éloignées les unes des autres, un véritable biais dans la perception et la réception de ces œuvres.
    La vie de Baudelaire fut courte. Il n’est pas moins vrai que son œuvre a été écrite et publiée dans le temps. C’est ainsi qu’il a paru souhaitable de la donner à lire au sein de la présente édition. Le sommaire proposé n’est fondé sur aucune classification générique : il est chronologique.
    Les œuvres et les textes y figurent donc à leur date de publication ou, pour les écrits posthumes, de rédaction.
    Que leurs composantes aient ou n’aient pas été prépubliées dans la presse, les œuvres « de librairie », celles qui ont connu une diffusion sous forme de volume ou de plaquette, sont placées à la date de publication du volume ou de la plaquette concernés. Elles sont précédées d’un « faux titre » (c’est-à-dire d’un titre isolé dans la page) composé en lettres capitales.
    Ainsi, il suffit de feuilleter le tome I ou d’en consulter la table des matières pour constater que les premiers livres publiés par Baudelaire furent des écrits sur l’art, le Salon de 1845, Le Salon caricatural et le Salon de 1846. On remarque en outre aussitôt que ces écrits sur l’art sont contemporains d’autres essais, par exemple de critique littéraire, mais aussi de poèmes (dont certains trouveront place en 1857 dans Les Fleurs du Mal), qui sont placés à proximité, dans la version et sous le titre qui sont les leurs dans les périodiques qui les révélèrent.
    Ont été traités de la même manière que les œuvres de librairie les ensembles qui, s’ils n’ont jamais été recueillis en volume du vivant de l’auteur, ont paru en plusieurs livraisons dans un temps limité et dans un même périodique. Dès lors que la réunion de textes publiés successivement, mais faisant partie d’un même projet, ne provoquait pas de distorsion chronologique significative, il a semblé souhaitable de les publier ensemble, sous un même faux titre. Quand, en revanche, un tel regroupement eût bouleversé la chronologie, on y a renoncé.
    On trouvera par exemple rassemblées les différentes parties du Salon de 1859 publiées dans la Revue française en juin et juillet 1859, bien qu’elles n’aient jamais été réunies en volume du vivant de Baudelaire. De même pour les Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, dont neuf des dix chapitres ont été publiés entre juin et août 1861 dans la Revue fantaisiste ; quant au dixième texte, « Hégésippe Moreau », qui n’a pas paru dans cette revue, mais dont il a existé une épreuve corrigée par Baudelaire en 1861, on le trouvera en appendice, à la suite immédiate des neuf livraisons de la Revue fantaisiste.
    En pareil cas, pour plus de précision, c’est-à-dire pour ne pas donner à penser que Baudelaire publia lui-même un livre intitulé Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, le titre de chaque chapitre est suivi de son lieu et de sa date de publication. Il en va de même pour chaque livraison du Salon de 1859 publiée dans la Revue française. Aucune confusion n’est donc possible entre les véritables livres de Baudelaire et de tels ensembles de textes.
    Quoique inachevées, les grandes œuvres posthumes, Fusées, Mon coeur mis à nu, La Belgique déshabillée, etc., sont, elles aussi, publiées à leur date de rédaction, et non pas réunies dans une section regroupant les œuvres révélées après la mort de Baudelaire. Là encore, il a semblé préférable d’inscrire ces projets dans le contexte de leur rédaction et de faciliter ainsi les rapprochements éventuels avec les textes que Baudelaire a pu publier à pareille époque.
    Aucune reconstitution de ces écrits posthumes n’a été tentée, de sorte qu’aucun malentendu n’est à craindre quant au statut de ces œuvres : si l’on n’a pas cédé à la tentation de la transcription diplomatique, les textes ont été établis au plus près des manuscrits parvenus jusqu’à nous. Lorsque cela a été jugé nécessaire, des précisions éditoriales placées entre crochets rendent compte des particularités matérielles d’une page ou d’une fiche. Certaines variantes significatives ont été signalées dans le corps du texte, et non pas rejetées dans l’appareil critique. Les coupures de presse collées par Baudelaire dans son manuscrit — procédé fréquent dans La Belgique déshabillée — ont été reproduites dans des encadrés et composées à l’aide de caractères plus petits.
    Restent les textes, fort nombreux, que l’on dirait volontiers « épars », parce qu’ils ne forment pas des ensembles et n’ont jamais été réunis du vivant de Baudelaire. Eux aussi figurent au sommaire à leur date de publication ou, pour les écrits posthumes, de rédaction. Les dates de rédaction conjecturales sont suivies de points d’interrogation.
    Ces séries de textes sont séparées des œuvres de librairie par des faux titres composés en minuscules italiques et qui n’ont d’autre ambition que d’indiquer les limites chronologiques de la section ainsi constituée. On a en effet renoncé, dans ces sections comme ailleurs, à tout regroupement générique ou thématique. Ainsi, les Écrits. 1836 – mai 1845 précèdent le Salon de 1845, lequel est suivi des Écrits. Juin 1845 – 1846, eux-mêmes suivis du Salon caricatural (1846), etc.
    C’est également au sein de ces sections qu’on lira les contributions de Baudelaire, généralement de courte durée, à des publications collectives ou périodiques qui ne sont pas les journaux et revues dans lesquels il publiait habituellement ses poèmes, ses articles ou ses critiques : les « Causeries » du Tintamarre, les contributions à La Tribune nationale, etc. La part réellement prise par Baudelaire à ces entreprises collectives est souvent incertaine. Les attributions conjecturales, voire très douteuses, sont signalées dès le titre ; le texte est alors composé à l’aide de caractères plus petits. Les documents qui permettraient de préciser les choses font souvent défaut ; lorsque les textes retenus sont tributaires des choix opérés par Claude Pichois ou par ses devanciers, la dette contractée à leur égard est mentionnée dans l’appareil critique.
    Certains textes jusqu’alors attribués à Baudelaire ont été écartés de cette édition, soit que l’on ait établi que Baudelaire n’avait pas participé à leur rédaction, soit qu’on ait pu les rendre à leur auteur véritable. Ils sont en petit nombre. Un exemple marquant : on ne trouvera pas ici les « Notes sur le XVIIIe siècle » que Jacques Crépet avait publiées en 1935 (d’après une copie prise par son père Eugène Crépet) et que Claude Pichois avait, faute d’éléments nouveaux, retenues dans son édition : on le sait à présent, elles sont de la main de Flaubert.
    Un Appendice placé à la fin du tome II propose des écrits qui, sans appartenir de plein droit à l’œuvre de Baudelaire, peuvent l’éclairer. Un ensemble de « Titres, projets et fragments » contient des listes de projets théâtraux ou romanesques, et une liste de titres destinés à un recueil mensuel qui ne vit pas le jour. Les débuts de rédaction, très fragmentaires, figurant dans les mêmes documents ont également été reproduits. Autant d’œuvres fantômes.
    Suivent des notes de lecture consignées de la main de Baudelaire ; le Carnet autographe, datable des années 1860 et qui, sans être le « journal intime » de Baudelaire, n’en apporte pas moins des informations sur sa vie quotidienne et sur les aspects matériels de son travail d’écrivain; et quelques citations recopiées par Baudelaire et parvenues jusqu’à nous.
    Pour tous les textes recueillis dans la présente édition, la graphie a été modernisée, conformément à l’usage de la collection pour les œuvres du XXe siècle. La ponctuation a été respectée dans toute la mesure du possible. Il a été tenu compte des particularités notables de présentation, en particulier pour les textes ici publiés d’après des manuscrits.
« Les Fleurs du Mal ».
    Comme on le sait, Les Fleurs du Mal ont connu deux publications en volume du vivant de Baudelaire. La première, en 1857, fut condamnée pour outrage à la morale publique et amputée de six pièces. La seconde, en 1861, apportait trente-cinq poèmes nouveaux, mais ne rétablissait pas les pièces condamnées.
    C’est traditionnellement la version de 1861 qui est retenue dans les éditions du recueil, comme dans les éditions collectives des Œuvres ou des Œuvres complètes. Elle est souvent suivie de tout ou partie des Épaves, recueil de 1866 qui procure le texte des six pièces condamnées en 1857 mais aussi d’autres poèmes, lesquels n’entretiennent pas tous un lien étroit avec Les Fleurs du Mal.
    Cette pratique a deux conséquences : l’effacement de l’édition originale du recueil, que le lecteur patient est habituellement invité à reconstituer tant bien que mal en compulsant les relevés de variantes ; et l’annexion aux Fleurs du Mal, en totalité ou en partie, du recueil de 1866, Les Épaves.
    Dans une édition fondée sur la chronologie de publication des œuvres, l’option traditionnelle — la publication de la seule édition de 1861 — était à l’évidence insuffisante.
    Cette seconde édition n’est pas seulement une version augmentée (et dans une moindre mesure amputée) de la première. Une section nouvelle, « Tableaux parisiens », s’ajoute à celles de 1857 ; des pièces sont déplacées et révisées ; des dédicaces apparaissent (tandis que disparaît l’épigraphe de 1857) ; la tonalité de l’ouvrage est modifiée, etc. Entre l’édition originale et elle, ce n’est pas une simple affaire de variantes. Chacun des deux livres a son autonomie.
    D’autre part, Baudelaire n’a pas considéré l’édition de 1861 comme un aboutissement. Après l’avoir publiée, il a continué à écrire des pièces dont certaines auraient pu trouver place dans une troisième édition du recueil, à laquelle il songeait, mais qui ne vit jamais le jour. (L’édition posthume établie en 1868, au lendemain de sa mort, par Charles Asselineau et Théodore de Banville ne saurait en tenir lieu. Elle fut notamment critiquée par Auguste Poulet-Malassis, éditeur du recueil en 1857 et en 1861, et jugée « très incorrecte » par Nadar : « si Baudelaire, si minutieux, eût vécu, il en fût mort ».)
    Enfin, il importe de se souvenir que Baudelaire n’a pas attendu la seconde moitié des années 1850 pour tramer son grand œuvre : c’est dès 1845 que paraissent dans la presse des poèmes qui y trouveront place plus tard.
    Autant de faits dont, dans le cadre de telles Œuvres complètes, il était impossible de ne pas tenir compte. Et dont il était tout aussi impossible de ne rendre compte que dans l’appareil critique, en multipliant les variantes, les explications et autres développements génétiques.
    Les deux éditions des Fleurs du Mal ont donc été intégralement reproduites dans la présente édition, à leur date, c’est-à-dire au tome I pour la première, au tome II pour la seconde. Le lecteur dispose désormais des deux états sous lesquels a circulé le recueil du vivant de son auteur.
    C’est également à sa date, 1866, que paraît le recueil des Épaves, avec deux conséquences : les lecteurs des six pièces condamnées les trouveront à la fois au tome I (à leur place dans le recueil de 1857) et au tome II (dans la partie des Épaves qui leur est consacrée) ; et tous les lecteurs sont invités à découvrir pour lui-même ce livre qui, pour être tardif et composite, n’est pas une annexe du recueil de 1861.
    Si les éditions de librairie sont particulièrement importantes pour Baudelaire, les publications échelonnées dans la presse ou en revue ne le sont pas moins dès lors qu’on souhaite présenter dans son ensemble ce qui est à la vérité l’œuvre d’une vie. On trouvera donc à leur date les publications préoriginales des poèmes qui entreront dans la composition du recueil des Fleurs du Mal.
    Certains poèmes ont été publiés isolément ; ils sont reproduits de même au sein des sections d’Écrits correspondant à leur date de prépublication. D’autres forment des ensembles. C’est le cas des Limbes, onze poèmes publiés en avril 1851 dans Le Messager de l’Assemblée et annoncés comme tirés d’un livre à « paraître prochainement » ; des douze poèmes envoyés par Baudelaire à Théophile Gautier entre septembre 1851 et janvier 1852 dans l’espoir (déçu) que celui-ci les retienne pour la Revue de Paris ; et bien sûr des Fleurs du Mal, titre qui coiffe le 1er juin 1855 les dix-huit poèmes insérés dans la Revue des Deux Mondes. Ces ensembles n’ont pas été inclus dans les sections d’Écrits ; ils ont été reproduits en l’état, le cas échéant sous le titre que leur avait donné Baudelaire.
    Il est arrivé que des poèmes soient publiés à plusieurs reprises avant que Baudelaire ne les insère dans l’édition originale des Fleurs du Mal. Chaque fois qu’une version présente des variantes par rapport à la précédente, elle est redonnée intégralement. Quant aux poèmes republiés sans modification, ils ne sont pas reproduits, mais un « témoin » signale leur existence à cette date et renvoie à l’endroit où cette version a paru pour la première fois et où on peut donc la lire.
    Ce qui est vrai avant l’édition de 1857 l’est tout autant après. On trouvera à leur date, au tome I, les versions préoriginales des poèmes nouveaux que Baudelaire destine à la seconde édition de son recueil. Et, au tome II, les publications des poèmes postérieurs à l’édition de 1861 et dont certains étaient destinés à la troisième édition des Fleurs du Mal, qui, on l’a dit, ne vit pas le jour.
    Si la présentation d’une œuvre n’est pas sans influence sur l’appréciation que l’on porte sur elle, les conditions paraissent réunies pour que ce qui est aujourd’hui le plus célèbre des recueils de vers français fasse, aussi bien que chacune de ses composantes, l’objet de nouvelles lectures.
« Le Spleen de Paris ».
    Contrairement aux Fleurs du Mal, le recueil de poèmes en prose de Baudelaire n’a jamais été publié en librairie du vivant de l’auteur. La tradition, qui remonte à 1869, est pourtant d’en faire un livre, souvent présenté sans excès de précautions, comme s’il n’existait guère de différences entre un ouvrage construit, achevé et diffusé par son auteur, et une œuvre posthume, de surcroît inachevée.
    En revanche, la grande majorité de ces cinquante poèmes a été prépubliée dans la presse, parfois à plusieurs reprises, avec, dans quelques cas, des modifications significatives. Il aurait donc été envisageable de procéder pour Le Spleen de Paris comme on l’a fait pour Les Fleurs du Mal, en plaçant à leur date de prépublication chacun des poèmes en prose, les quelques poèmes encore inédits à la mort de l’auteur étant réservés pour l’édition « reconstituée » du recueil, placée à la fin de l’édition.
    Cette solution simple n’est satisfaisante qu’en apparence : faute d’édition du recueil autorisée par l’auteur, elle aurait consisté à donner les mêmes versions des mêmes textes, une première fois à leur date, une seconde fois à la fin du tome II, en reconstituant un livre qui n’a existé que dans l’idée que Baudelaire s’en faisait, puis sous la forme, précieuse mais non autorisée, que ses héritiers lui ont donnée et qu’ils ont fait paraître en 1869 sous le titre Petits poèmes en prose.
    Quant à l’idée de se limiter aux prépublications dispersées, en éliminant le recueil en tant que tel au motif qu’il n’a jamais existé avant la mort de Baudelaire, elle ne pouvait qu’être écartée : il était exclu que cet important ensemble, conçu comme le « pendant » des Fleurs du Mal, puis couronné par la tradition et par plus d’un siècle et demi de lectures, disparaisse des Œuvres complètes.
    La solution proposée ici tient compte à la fois de la tradition éditoriale et de l’impossibilité de reconstituer un recueil conforme à la volonté, en partie insaisissable, de l’auteur.
    Sous le titre Atelier du « Spleen de Paris », forgé pour indiquer que cet ensemble n’a pas la même légitimité éditoriale que les Salons, Les Paradis artificiels ou Les Fleurs du Mal, on trouvera, en premier lieu, les documents préparatoires qui sont parvenus jusqu’à nous : des listes de titres recensant des poèmes « à faire », un ensemble de notes et d’ébauches, et la liste la plus avancée que nous connaissions, qui compte cinquante titres numérotés, les uns déjà publiés, d’autres encore inédits et présentés comme tels. C’est en prenant appui sur cette liste que les héritiers de Baudelaire ont déterminé l’ordre des poèmes qu’ils allaient insérer dans le recueil qu’ils publieraient en 1869.
    Après les documents préparatoires viennent les cinquante « Poèmes du Spleen de Paris », présentés dans l’ordre qui est le leur dans la dernière liste — faute d’autres documents, cet ordre s’impose —, mais aussi en fonction de leur statut éditorial.
    On lira tout d’abord les vingt textes publiés dans La Presse, en plusieurs livraisons placées sous le titre d’ensemble « Petits poèmes en prose ». Suivent les « Poèmes destinés à La Presse », dont Baudelaire avait corrigé les épreuves, mais qui ne parurent pas. Une troisième et dernière section propose les « Autres poèmes en prose », parus en divers lieux ou, pour quelques-uns, encore inédits à la mort de Baudelaire et connus par des manuscrits autographes ou par la seule édition de 1869.
    Chaque titre de poème est suivi de son lieu et de sa date de publication et, le cas échéant, précédé du titre d’ensemble présent dans le journal qui l’accueille, parfois « Petits poèmes en prose », comme dans La Presse, mais aussi « Poèmes nocturnes », « Petits poèmes lycanthropes » ou « Le Spleen de Paris. Poèmes en prose ». Pour les poèmes publiés plusieurs fois sans variantes significatives, le texte a été établi d’après l’état le plus récent ; en présence de deux versions présentant des variantes importantes, ce sont les deux états du texte qui sont publiés successivement.
    Ainsi, ce recueil existe, il peut être lu en continu, mais il ne présente pas les caractéristiques d’un livre achevé et publié par son auteur : ce n’est pas une reconstitution, c’est un « dossier » qui, comme l’indique l’intitulé choisi, fait entrer le lecteur dans l’atelier du poète.
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