La Pléaide

Retour au sommaire
L'histoire de la Pléiade

Quand Malraux et Proust entraient dans la Pléiade

La lettre de la Pléiade n° 32
mai 2008

Sur le sujet des écrivains contemporains publiés dans la Pléiade (voir livraisons précédentes), deux pièces d’archives récemment mises au jour apportent leur éclairage particulier. L’une concerne directement l’entrée d’un auteur, et non des moindres, dans la collection ; l’autre, la réaction d’un lecteur embarrassé par les options de l’éditeur.

Elles témoignent toutes deux des questions nouvelles qui se posèrent aux directeurs de la collection, dès lors qu’ils eurent décidé d’ouvrir la Pléiade aux écrivains de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, vivants ou non. Ces questions sont prises au sérieux à la NRF : Gaston Gallimard, interpellé, répond en personne et s’emploie à défendre ses choix et son programme ; Jean Paulhan, dont on se souvient qu’il fut dans les années 1940 directeur de la collection, est aussi impliqué. Si ces débats n’ont plus véritablement cours aujourd’hui, ils soulèvent de bonnes questions, ressortissant au statut de la Pléiade, à la responsabilité de l’éditeur et plus largement, à la définition de nos classiques.

I. « La Pléiade d’abord ».Où Proust frappe à la porte

Normalien, professeur agrégé de Lettres et inspecteur général de l’Instruction publique, Pierre Clarac (1894-1956), par ailleurs éditeur des Œuvres diverses de La Fontaine dans la Pléiade en 1942, s’adresse le 4 mai 1949 à Jean Paulhan pour lui faire part de l’avancée de ses projets proustiens. Des textes inédits importants restent à publier et l’universitaire a sollicité à cet effet Mme Suzy Mante-Proust, nièce de l’écrivain, qui en détient un grand nombre. Mais, de façon assez inattendue, l’ayant droit pose une condition préalable à la divulgation de ces manuscrits de tout premier ordre :

Cher ami,
J’ai dû partir en tournée dès mon retour en Provence.
Mme Mante a été souffrante. Bref. Je n’ai pu la voir qu’aujourd’hui. Je pensais que nos projets l’enchanteraient. Point du tout. Et voici pourquoi […] : elle voit (assez justement) dans la Pléiade une sorte de Panthéon et dit ne pouvoir accepter qu’on hésite à y admettre son oncle quand on y a fait entrer des vivants.
Elle ne livrera ses inédits pour une édition critique (qui pourrait, en effet, être préparée par une publication dans nos « Cahiers ») que lorsque le principe d’un Proust-Pléiade aura été admis par M. Gallimard. Pléiade d’abord. Elle m’assure ne pouvoir transiger sur ce point.
Qu’en pensez-vous ? Qu’en pense M. Gallimard ? Si vous souhaitez me voir, faites-moi signe. J’accourrai chez vous. […]
Bien amicalement vôtre,
P. Clarac

La lettre est aussitôt transmise à Gaston Gallimard, qui y répond personnellement le 11 mai 1949. Le patron de la NRF, ami de Marcel Proust, fait part à Pierre Clarac de sa surprise quant à la réaction de Mme Mante-Proust, réaffirmant qu’il a toujours été dans ses intentions de publier À la recherche du temps perdu dans la Pléiade, et qu’il ne s’agit plus que de s’entendre sur les conditions contractuelles liées à cette nouvelle édition. « Notre désir de réaliser ce projet, écrit-il au professeur, est si sincère que nous en avons fait l’étude depuis longtemps déjà. »
Une rencontre est finalement organisée sur ce sujet entre Mme Mante et Pierre Clarac. Le malentendu semble effacé. Pour un temps seulement, car le projet se heurte encore à des réserves de la nièce de l’écrivain, de sorte que Gaston Gallimard finit par douter d’y jamais parvenir.

Devant de nouveaux atermoiements et inquiet de la concurrence possible d’une autre maison (Plon, éditeur de la correspondance de l’écrivain), il écrit le 27 octobre 1950 au conseiller juridique de la succession, Me Robert Israël (par ailleurs collectionneur des volumes de la Pléiade, ce qui facilitera bien un peu les choses…) : « Mme Mante nous avait toujours dit être d’accord et semblait même, à une époque, nous tenir rigueur de ne pas l’avoir encore entreprise, alors que Claudel, Gide et Malraux y figurent déjà. » La question est finalement réglée avant Noël et le contrat signé ; celui concernant l’édition des inédits le suivra de peu. Aussi la maison peut-elle publier coup sur coup Jean Santeuil en 1952 (dans l’édition de Bernard de Fallois, parrainé par André Maurois), Contre Sainte-Beuve suivi des Nouveaux mélanges en 1954 et, la même année, les trois volumes de la Recherche en Pléiade. Pierre Clarac en cosigne l’édition avec André Ferré, André Maurois préfaçant l’ensemble. Le premier tome est le centième volume de la collection ; tout un symbole. Proust dans la Pléiade ? Qui en aurait vraiment douté ?

II. La Condition humaine dans la Pléiade ?

Quelques années plus tôt, en 1947, André Malraux avait été le deuxième auteur vivant à faire son entrée dans la Pléiade, avec ses Romans. Preuve que la collection est alors déjà pleinement installée dans sa légitimité et son autorité auprès du public lettré, on reçoit à la NRF le 26 mai 1947 une lettre d’un lecteur mécontent, par ailleurs écrivain érudit rémois :

Monsieur le Directeur général,
Je suis un fidèle acheteur des volumes que publie la Pléiade.
J’attache beaucoup de prix à votre effort de mettre à la disposition de vos lecteurs des volumes parfaitement imprimés sur un papier bible, ce qui permet de concentrer dans une bibliothèque des œuvres bien souvent très encombrantes.
Je considère par contre que votre récente publication de trois romans d’André Malraux constitue une erreur.
En effet, les acheteurs de la collection de la Pléiade escomptent exclusivement la publication d’œuvres classiques, programme que vous avez toujours suivi, à l’exception du journal d’André Gide, pour lequel tout le monde était d’accord.
Je considère qu’en publiant trois romans d’un auteur contemporain encore en pleine production, vous vous engagez sur une mauvaise voie, car vous ne manquerez pas, dans un délai rapide, d’être sollicité par d’autres écrivains contemporains pour qu’il en soit fait de même avec leurs œuvres.
À ce moment, votre collection fera double emploi avec les éditions contemporaines des écrivains du jour.
Je me permets de formuler cette critique qui, je le sais, vous a déjà été exprimée de divers côtés.

À ces arguments, Gaston Gallimard ne se montre pas insensible et, le 13 juin, il prend sa plume :

Je regrette que vous considériez la publication des Romans d’André Malraux, dans la Pléiade, comme une erreur.
Nous n’avons pourtant pas entrepris cette édition à la légère. Nous ne nous y sommes décidés que parce qu’elle a été demandée par de nombreux acheteurs de la collection, en France et à l’étranger, et à la suite d’une longue enquête de nos différents représentants.
Aussi bien je ne vois pas en quoi la publication de ce volume peut contrarier ceux à qui elle déplaît. Ne sont-ils pas libres de ne pas la mettre dans leur bibliothèque ?
Je puis vous dire toutefois qu’elle a un grand succès et que nous ne pouvons répondre à la demande.
Permettez-moi d’ajouter, qu’également sur la demande de nombreux clients (libraires ou amateurs), nous préparons une édition du Théâtre complet de Paul Claudel et de l’œuvre poétique intégrale (avec de nombreux inédits) de Guillaume Apollinaire. Nous avons encore en projet un Valéry et un Proust.

Au lecteur chagriné, Gaston Gallimard, agacé et un brin provocateur, choisit donc de retourner des arguments de lecteurs ; la Pléiade doit répondre aux attentes exprimées des publics. C’est une réponse possible, qui montre qu’il n’est pas de collection, tout exigeante qu’elle soit, qui ne cherche d’équilibre entre la force de la prescription et l’attention à la demande, du moment que celle-ci ne s’oppose pas à celle-là. Non, la Pléiade ne sera pas un sanctuaire ! Le recul des années montre que ses options ne furent pas prises à la légère et qu’elle ne perdit pas son âme ni ses ressources à s’ouvrir aux « œuvres des vivants ».
L’interlocuteur rémois se dira flatté, dans un nouveau courrier, de l’attention portée par l’éditeur à son jugement ; mais, sûr de son fait, il campera sur ses positions.