La Pléaide

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Les coulisses de la Pléiade

Le Moyen Age sur papier bible

La lettre de la Pléiade n° 10
novembre-décembre 2001

Le tome I du Livre du Graal a été notre « succès de l'été », et la saison « automne-hiver » commence fort bien pour lui. Retour sur la conception et la naissance du domaine de « Littérature française du Moyen Âge » dont cet ouvrage fait partie.

En 1988, la littérature française du Moyen Âge est représentée à notre catalogue par trois volumes déjà anciens. Sous le titre Poètes et romanciers, on trouve des chansons de geste, des romans, des contes et des poèmes, lyriques ou allégoriques. Robert de Clari, Villehardouin, Joinville, Froissart et Commynes sont réunis sous l'étiquette Historiens et chroniqueurs. Et le volume Jeux et sapience associe des œuvres théâtrales à des fables et des traités philosophiques, moraux et scientifiques. Mais plus de quarante années ont passé depuis la publication de ces trois livres ; notre vision de la littérature médiévale a changé, et la Pléiade veut en tenir compte. Elle s'adresse à Daniel Poirion, qui a quitté la Sorbonne et est alors professeur à Yale University. Il est l'un de nos meilleurs médiévistes, un essayiste brillant, et un intime de Charles d'Orléans (comme Pierre Grimal était un citoyen romain). Il accepte de préparer un plan de publication ambitieux, dont la première esquisse, qui date du 6 mai 1988, est une liste de projets classés par ordre d'« urgence », une sorte de « bibliothèque idéale du Moyen Âge ». Dès 1989, les premiers contrats sont signés. Daniel Poirion dirigera lui-même l'édition de Chrétien de Troyes ; il pressent Christiane Marchello-Nizia pour un projet Tristan et Yseut, Armand Strubel pour un Roman de Renart. Et il réfléchit sans désemparer à d'autres volumes.

Une conviction anime Daniel Poirion : la littérature médiévale est jeune. Il s'en est expliqué dans un texte de 1983 : « Naissance, modernité, jeunesse ! On oublie trop ces caractères de l'époque quand on aborde la lecture et l'étude de nos œuvres. On les imagine vieilles, poussiéreuses, fatiguées parce qu'elles sont les plus anciennes de nos bibliothèques, alors qu'elles eurent l'audace, la vigueur et l'enthousiasme des nouvelles entreprises. » Comment, dès lors, favoriser « les noces du lecteur moderne et de l'écriture médiévale » — une écriture qui, pour le lecteur non spécialiste, a parfois l'opacité d'une langue inconnue ?
Chaque génération a apporté une nouvelle réponse à cette question. L'usage fut, un temps, de « rapprocher » l'ancien français du français moderne. Ce « rapprochement » passait par une modernisation partielle de la graphie des mots, voire de la syntaxe des textes. Mais l'accès aux œuvres et à leur senefiance n'était facilité qu'en apparence. Le résultat obtenu était un hybride, ni tout à fait traduction, ni tout à fait édition. Très vite, l'idée s'impose de la nécessité d'une traduction dans les nouveaux volumes de la Pléiade. Mais qu'est-ce que traduire du français (ancien) en français (moderne) ?
C'est une entreprise redoutable. En premier lieu, si une traduction est nécessaire, elle n'est pas suffisante.
On décide que les futurs volumes seront « bilingues » : le texte original sera toujours présent. Mais les traductions ne seront pas seulement une aide à la lecture de ce texte : elles devront aussi pouvoir être lues pour elles-mêmes. Il convient donc de ne pas privilégier le rendu littéral au détriment de l'aspect littéraire — et, dans le même temps, il faut éviter de tomber dans l'adaptation, qui est une forme de trahison bien connue. Produire un texte « second » qui soit à la fois un objet littéraire et une recréation respectueuse du texte « premier » : voilà à quoi devront s'efforcer les traducteurs qui travailleront pour la Pléiade.

Daniel Poirion a conscience de la difficulté de la tâche et s'emploie à définir des règles. Par exemple, on conservera le vocabulaire technique (haubert, destrier, etc.) chaque fois que les mots d'ancien français n'ont pas d'équivalent satisfaisant. À l'inverse, on évitera le vocabulaire « gothique » qui fut longtemps à la mode : pas de chastel, mais un château ; pas de pucelle, mais une demoiselle. Ces principes sont établis au cours de réunions où, en général, la morosité ne règne pas : les collaborateurs du Roman de Renart se rappellent sans doute cette séance de travail où, après une longue discussion sur la meilleure manière de traduire un texte sans le « calquer », on s'amuse à imaginer des variations sur « la pucelle avala le sommier », phrase (fictive) qui pourrait signifier « la demoiselle descendit du cheval de charge »...

En mai 1994, le premier volume sort des presses. Il est consacré à Chrétien de Troyes, qui nous a laissé cinq des dix romans les plus importants de son époque. Fondateur d'un art de conter, créateur d'un univers organisé autour d'un roi, Arthur, et d'un symbole, la Table Ronde, il est aussi l'« inventeur » d'un objet religieusement mis en scène et aussitôt retiré, interdit, rendu à jamais désirable : le Graal. Comme prévu, Daniel Poirion est le maître d'œuvre de l'ouvrage. Le succès est rapide ; il sera durable.

Dès 1995, paraît Tristan et Yseut. Les premières versions européennes. Étrange fortune que celle de ces œuvres en vers, dont la diffusion fut immense, mais qui ne subsistent qu'à travers des épaves somptueuses, comme si les textes s'étaient dissous dans le mythe qu'ils firent naître. Le début et la fin du Tristan de Béroul ont disparu ; celui de Thomas est réduit à des fragments. Avec le Lai du Chèvrefeuille de Marie de France et deux récits anonymes, la Folie Tristan d'Oxford et celle de Berne, voilà tout ce que nous avons conservé en vers français. D'où l'idée de proposer un volume européen — unique en son genre : aux textes et fragments français, on ajoute des œuvres mieux conservées, traduites de l'allemand, de l'anglais, de l'islandais.

Ce volume sera le dernier que verra Daniel Poirion. Il disparaît en 1996, prématurément. Mais les livres suivants porteront sa marque : il a choisi le manuscrit inédit d'après lequel est publié en 1998 Le Roman de Renart, et celui, tout aussi inédit, qui sert de base à l'édition du Livre du Graal, dont le tome I a paru en mai dernier sous la direction de Philippe Walter. D'autres livres sont en préparation : la « bibliothèque idéale du Moyen Âge » va continuer à s'agrandir.