La Pléaide

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Affiche Bernanos
Les coulisses de la Pléiade

Éditer Bernanos aujourd'hui

La lettre de la Pléiade n° 58
1er octobre 2015

Il y a les usages, les habitudes, les certitudes. Un jour, à force de recherches, et de découvertes petites ou grandes, on s’avise que tout est à repenser. Mais comment faire ? et jusqu’où aller au service d’une œuvre ? Toute nouvelle édition soulève des questions de principe et de méthode. Celle, particulièrement nouvelle, des œuvres romanesques de Bernanos ne fait pas exception.

Les Œuvres romanesques de Georges Bernanos, suivies de Dialogues des carmélites, ont été publiées pour la première fois dans la Pléiade en 1961. Préfacé par Gaëtan Picon, le volume comportait une annotation de Michel Estève, à qui l’on devait aussi la «Biographie» de l’auteur et la Bibliographie. L’établissement du texte et le relevé des variantes étaient attribués à Albert Béguin, disparu en 1957, mais dont étaient reprises les éditions publiées entre 1949 et 1955, après la mort de l’écrivain (1948).
Cinquante-quatre ans plus tard, bien des choses ont changé : le regard que nous portons sur l’œuvre de Bernanos et les connaissances accumulées par les chercheurs à son propos, naturellement ; mais aussi la manière d’éditer les œuvres littéraires et, plus profondément, l’appréciation des « droits et devoirs » d’un éditeur soucieux de demeurer à la fois fidèle à l’écrivain qu’il sert et respectueux du lecteur pour qui il travaille. On ne sera pas étonné, dès lors, que la nouvelle édition se présente différemment de celle que, sans la désavouer, elle remplace.
Deux volumes ont été nécessaires pour recueillir, outre les œuvres inscrites au sommaire, les documents qui, révélés à cette occasion ou déjà connus, éclairent la genèse et la réception de ces œuvres. Ces documents sont regroupés à la suite du roman auquel ils se rapportent, dans des sections «En marge» imprimées, selon l’usage, dans un caractère légèrement réduit.
Le plan est chronologique. Pour les ouvrages parus du vivant de l’auteur, c’est la date de première publication qui a été prise en compte, sauf pour deux des trois nouvelles sur lesquelles s’ouvre le tome I : publiées en 1928, après Sous le soleil de Satan (1926), elles ont selon toute vraisemblance été écrites avant ce roman, qu’elles précèdent donc au sommaire. Et les récits brefs publiés par le jeune Bernanos ont été réunis dans un appendice à la fin du tome I.
Les œuvres posthumes, Un mauvais rêve et Dialogues des carmélites, figurent à leur date de rédaction. C’est de peu de conséquence pour les Dialogues des carmélites : Bernanos y travaille en 1947-1948, l’édition originale posthume établie par Albert Béguin paraît dès 1949 ; mais c’est important pour Un mauvais rêve, roman inachevé qui connut plusieurs phases de rédaction entre 1931 et 1935 : il ne fut publié (par Béguin toujours) qu’en 1950, mais doit être découvert après Un crime (1935), dont il procède pour une bonne part.

Le texte des ouvrages publiés du vivant de Bernanos a été établi d’après les éditions originales et, pour Monsieur Ouine, d’après la première édition parue en France (1946). Les erreurs ponctuelles évidentes ont été signalées et corrigées, à l’aide des manuscrits chaque fois que c’était possible. Mais, à l’exception de ces occurrences fautives, les originales ont été suivies jusque dans des particularités auxquelles on ne s’était pas arrêté jusqu’à présent.
C’est ainsi, par exemple, que l’on retrouvera dans le Journal d’un curé de campagne les curieux losanges qui, dans la première édition de ce roman (1936), séparent les différentes «entrées» du Journal ; ou, à la fin de L’Imposture, une indication, dont Bernanos avait expressément demandé qu’elle fût ajoutée et qui, bien que figurant dans l’originale (1927), est généralement omise dans les rééditions : «La suite de ce roman paraîtra sous le titre : / la joie.» La graphie, même obsolète ou «personnelle», des noms de personnes et de lieux a été respectée. La ponctuation contrevient parfois à l’usage, mais elle imprime à la lecture un rythme qu’il importait de ne pas modifier : elle a été maintenue, sauf lorsque celle des manuscrits permettait de lever une difficulté de compréhension.

Le cas de Monsieur Ouine est spécifique. Il ne s’agit pas d’un ouvrage posthume. Le roman a connu trois publications du vivant de Bernanos. Et pourtant, depuis soixante ans, il n’est disponible que sous la forme que lui a donnée Albert Béguin après la mort de l’écrivain. L’édition Béguin (1955) repose sur l’idée que les publications précédentes étaient erronées et incomplètes. Elle se fonde sur différents manuscrits et, surtout, augmente le texte imprimé d’un important passage qui aurait été perdu puis retrouvé. Mais un examen attentif montre que cette idée fort répandue ne va pas de soi et que les arguments employés pour justifier l’établissement du texte d’après les manuscrits ne sont pas aussi irréfutables qu’il y paraissait. La Pléiade rompt avec ce qui était devenu une habitude éditoriale ; elle reproduit le texte de 1946, n’y ajoute rien et n’en corrige, en le signalant, que les leçons ponctuellement corrompues.
«Améliorer» des ouvrages publiés par leur auteur est un exercice délicat. Les intentions d’Albert Béguin ne sont pas en cause : en rééditant à sa manière Monsieur Ouine, il entendait faire de son mieux pour servir l’œuvre de Bernanos. Quant aux moyens employés — écarter des éditions non reniées par l’auteur, recourir à des manuscrits non homogènes et qui ne représentent pas toujours le dernier état du texte —, ils sont révélateurs de la façon dont il concevait son rôle. Il ne s’agissait pas pour lui de publier le texte tel qu’il était, quitte à l’amender en cas d’erreur ponctuelle, mais tel qu’il aurait pu ou (selon lui) dû être.
Avec les ouvrages demeurés inédits à la mort de l’auteur, et a fortiori quand ces ouvrages sont inachevés, le rôle de l’éditeur est plus délicat encore : en pareille circonstance, il est contraint d’intervenir. Mais à quel point ? Deux œuvres figurant au sommaire de la nouvelle édition illustrent la difficulté de la chose.
Écrits par Bernanos d’après une nouvelle de Gertrud von Le Fort et un scénario du R.P. Bruckberger et de Philippe Agostini, les Dialogues des carmélites furent publiés par Albert Béguin en 1949. Le texte de cette édition originale — le seul disponible jusqu’à ce jour — se présente comme celui d’une pièce de théâtre subdivisée en tableaux et en scènes, comprenant indications scéniques et répliques dûment attribuées. Si l’on s’en tient au corps du texte, rien n’indique que cette présentation n’est pas celle du manuscrit laissé par Bernanos.
Or Bernanos n’a pas écrit une pièce de théâtre, mais les dialogues d’un film. Ces dialogues ne sont pas à proprement parler inachevés : il a traité toutes les scènes susceptibles d’être dialoguées. Mais il ne s’est pas soucié (et pourquoi l’aurait-il fait ?) de toujours attribuer les répliques aux personnages qui les prononcent, de découper son texte en tableaux, ni de recopier les scènes muettes du scénario ; son manuscrit ne comporte par exemple ni prologue ni dénouement. Il est clair, dans ces conditions, qu’une édition «radicale», réduite à son manuscrit, aboutirait à un texte peu lisible.
Il y a soixante-six ans, Albert Béguin tira du manuscrit de Bernanos une œuvre parfaitement lissée, que rien ne distingue d’une pièce soigneusement mise au point par son auteur. Ce fut son choix ; c’était aussi l’esthétique d’une époque. En toute hypothèse, les Dialogues des carmélites doivent à leur premier éditeur de n’être pas restés lettre morte.
Aujourd’hui, on publie cette œuvre dans un texte révisé permettant au lecteur, grâce à quelques artifices typographiques, de savoir à tout moment, sans même se reporter aux notes, si la scène ou l’indication scénique qu’il lit figure ou non dans le manuscrit de Bernanos. L’œuvre reste constamment lisible, mais elle ne dissimule plus sa spécificité.
Il en va de même pour Un mauvais rêve, roman inachevé et jamais publié par Bernanos. Son édition originale posthume (1950), due, une fois encore, à Albert Béguin, procure un texte parfaitement abouti, en apparence. Encore cette édition originale comporte-t-elle un appareil critique qui dit à quel point les apparences sont trompeuses. Dans les retirages, ces précisions disparaissent, de sorte que plus rien ne distingue ce roman posthume et non achevé de ceux que Bernanos mit au net et publia lui-même.
Ici encore, la nouvelle édition rompt avec une habitude éditoriale qui induisait (il faut y prendre garde) un certain type de lecture. Elle fait apparaître à même le texte, sans nuire à sa lisibilité, l’origine des documents exploités pour l’établir. Elle retranche de l’œuvre les chapitres ou passages que Béguin avait retenus alors qu’ils ne figuraient plus dans le dernier manuscrit conservé de Bernanos.
Elle présente ce qui nous est parvenu d’un roman que son auteur ne put achever, mais ne cherche pas à reconstituer ce que ce roman aurait pu être, et qu’il n’est pas.

Une découverte récente a permis d’améliorer le texte de la IIe partie d’Un mauvais rêve, mais aussi d’affiner notre connaissance des liens qu’entretient ce texte avec un autre roman, Un crime, qui eut une histoire mouvementée. En 1934, à la demande de la Librairie Plon, Bernanos en écarta les IIe et IIIe parties, dont il dut écrire une nouvelle version, celle que connaissent les lecteurs d’Un crime (1935). Quant aux parties éliminées, il les utilisa pour composer Un mauvais rêve, roman qu’il avait conçu en 1931 puis laissé de côté.
Le manuscrit de la IIe partie écartée d’Un crime était connu d’Albert Béguin, mais non celui de la IIIe : on vient de le retrouver. De cette IIIe partie d’Un crime Bernanos a fait la IIe partie d’Un mauvais rêve. Dans la mesure où elle présente un état du texte plus avancé que certains des cahiers de travail dont disposait Béguin pour éditer cette section du roman, on a pu, en l’utilisant, établir une IIe partie d’Un mauvais rêve plus fidèle à l’état dans laquelle elle se trouvait quand Bernanos renonça à achever l’ouvrage. Autre conséquence de la découverte de la IIIe partie éliminée d’Un crime : on
dispose enfin de l’intégralité des sections de ce roman écartées à la suite des remarques de Plon. L’ensemble constitué des anciennes IIe et IIIe parties d’Un crime ne forme pas une œuvre posthume, mais il constitue à la fois les archives d’une œuvre et le matériau d’une autre œuvre. C’est sous un titre rendant compte de ces deux aspects — Archives d’« Un crime ». Vers « Un mauvais rêve » — que l’on publie pour la première fois ce document, à la suite d’Un crime.

On l’a dit, les romans sont suivis d’une section «En marge» dans laquelle sont réunis des documents de différentes sortes.
Lorsque le manuscrit d’un roman offre des passages non retenus dans le texte imprimé, les plus autonomes d’entre ces passages sont publiés «En marge» du roman. C’est par exemple le cas pour les fragments de Sous le soleil de Satan auxquels Bernanos renonça sur le conseil de Robert Vallery-Radot, ou de passages de La Joie dont la version manuscrite était plus ample que le texte définitif. De même pour des versions alternatives de certains épisodes, qu’elles soient conservées en manuscrit ou qu’elles aient été publiées par Bernanos dans des revues.
De nombreux documents éclairent aussi la manière dont les romans ont été reçus lors de leur publication, qu’il s’agisse de témoignages, d’entretiens ou de lettres que des écrivains envoyèrent à leur confrère après avoir lu l’une de ses œuvres : «vous êtes pour moi un frère en désolante lucidité», lui écrivit Antonin Artaud quand il eut achevé de lire L’Imposture ; Bernanos ne se sépara jamais de sa lettre.
«En marge» également, des lettres de Bernanos à ses amis ou à ses éditeurs. Aujourd’hui peu accessibles, ces lettres magnifiques, dans lesquelles se fait parfois entendre la voix de polémiste de Bernanos, intéressent la genèse de ses œuvres aussi bien que leur réception. Et l’on y voit revenir comme un poignant leitmotiv les préoccupations financières de l’écrivain, qui envoyait à Plon ses manuscrits liasse après liasse, espérant recevoir en retour le mandat qui lui permettrait de nourrir sa famille.
Enfin, c’est «En marge» aussi que l’on trouvera, pour les œuvres posthumes comme pour Monsieur Ouine, les sections non retenues des éditions établies par Albert Béguin. Les éditions posthumes des Dialogues des carmélites, de Monsieur Ouine et d’Un mauvais rêve constituèrent en effet, pour plusieurs générations de lecteurs, le seul accès à des œuvres qui comptent parmi les classiques de notre littérature. Que la nouvelle édition soit fondée sur d’autres principes ne remet pas en cause leur qualité de document historique. Il a donc semblé utile et convenable de donner à lire, non plus dans le corps du texte mais dans ses marges, les versions des années 1949-1955 de passages aussi célèbres que l’entrée au Carmel de Blanche de La Force (plus développée chez Béguin que dans le dernier manuscrit de Bernanos), la scène du petit Roi de Gloire (idem), le début (absent des éditions publiées par l’écrivain) du dernier chapitre de Monsieur Ouine, etc.
Pour les Dialogues des carmélites, s’ajoutent à ces versions «historiques» des documents qui ne le sont pas moins : la traduction par Blaise Briod de La Dernière à l’ échafaud, la nouvelle de Gertrud von Le Fort dont le R.P. Bruckberger et Philippe Agostini tirèrent le scénario d’après lequel Bernanos écrirait ses Dialogues en 1947-1948 ; et ce scénario lui-même, qui fut exploité par Albert Béguin en 1949 mais n’avait jamais encore été publié in extenso.

C’est désormais chose faite. Les conditions semblent réunies pour la redécouverte d’une œuvre qui, on ne le dit pas assez, ou pas assez fort, occupe l’une des toutes premières places dans le paysage romanesque du XXe siècle.

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