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Nicolas Cavaillès
Les aventures du texte

A l'encontre de soi

La lettre de la Pléiade n° 45
22 septembre 2011

Comme l’annonçait la Lettre de mai dernier, un volume d’Œuvres de Cioran paraîtra dans la Pléiade en novembre. Pour la première fois, les livres de Cioran seront proposés dans une édition annotée : tout un monde, ressuscité par Nicolas Cavaillès et Aurélien Demars, s’ajoute à l’œuvre pour l’enrichir du dehors. En guise d’avant-goût, découvrez deux extraits de la belle préface de Nicolas Cavaillès.

Ses yeux d’un bleu translucide, le panache de sa coiffure, la nervosité de son pas : on sait beaucoup trop de choses sur Cioran. Lui qui enviait un Lucrèce parce qu’on ignore tout de ce qu’il fut, lui qui conseillait le mystère aux jeunes littérateurs (avec Paul Valéry pour contre-exemple, et les fragments des présocratiques pour modèles), lui qui parla de la « ligne de fatalité » que suivent les poètes, irréductible au biographique, il aurait aimé ne laisser d’autres traces que ses œuvres, soigneusement auréolées de légendes obscures, à partir desquelles retracer une destinée d’austérité.

On eût alors raconté sa naissance dans un village des Carpates, Rachinari, produit accidentel d’un pope droit et d’une mère dépressive, son enfance parmi les bergers et les fossoyeurs du pays, sa première crise d’ennui à l’âge de cinq ans, sourde révélation du non-sens général, et le drame du départ pour la ville, Sibiu, à l’adolescence, départ pour l’insomnie et pour un long séjour sur les cimes du désespoir.

On eût ensuite évoqué les années bucarestoises de ferveur estudiantine – philosophique, mystique, politique – dont il fallut bientôt douloureusement revenir, après un détour par l’Allemagne, par son pessimisme fin-de-siècle et par le vitalisme dévoyé, haineux, qui répandit sa poudre dans l’entre-deux-guerres.

Et l’on eût abouti à l’exil : Paris, claustration dans la Ville-Lumière des Intellectuels et des Ratés, et internement dans la précieuse langue des (ancêtres des) autochtones. C’était celle de La Rochefoucauld, de Benjamin Constant, de Saint-Simon et de Mme du Deffand, une grammaire gnomique à l’agonie et un havre pour apatrides raffinés, belle aussi parce qu’elle ne serait bientôt plus la langue de personne, une mansarde, enfin, d’où contempler des millénaires d’errance spirituelle (de l’hindouisme aux récits hassidiques, de la gnose au bouddhisme zen) et deviner chaque jour plus précisément l’avenir par son menu eschatologique, vacillations lancinantes sur la gamme du Pire et hommage soutenu à la toute-puissance
du Néant, jusqu’au terme du déclin.

En fait de biographie, cela eût suffi, car les mille et un petits plaisirs qui échappent miraculeusement au rouleau compresseur du quotidien ne pèsent ici que peu de poids, malgré la beauté de certains paysages désolés, malgré l’amour équanime d’une compagne élégante et discrète, Simone Boué, malgré la vive amitié d’un dramaturge clownesque et tourmenté, Eugène Ionesco, etc. Cela eût suffi, car la grande affaire de cette vie resta toujours la personne qui en souffrit de l’intérieur tout le camaïeu de cafard et d’ennui, une personne qui ne fut jamais autant elle-même que lorsqu’elle fut son propre ennemi. On peut, par contre, suivre ad litteram le chemin sinueux tracé par cette hostilité à soi-même, en ouvrant l’un après l’autre les dix livres qui en sont les fruits […].

Syllogismes ou pensées, arrêts ou confessions, examens thématiques ou divagations désinvoltes – que disent ces textes de leur auteur ? ne faudrait-il pas qu’il soit philosophe, lui qui n’évolue que dans le présent des sentences ? mais ne se contredit-il pas trop, pour un raisonneur, ne serait-il pas plutôt l’écrivain rassemblant des points de vue, sinon des personnages multiples et différents ? il ne parle pourtant que de lui-même, tout le temps, quand bien même il commenterait la misère de l’homme, les avantages du squelette ou la pierre
de Caillois : n’est-ce pas là le fait d’un poète ? et pourtant, ce serait un poète œuvrant contre son propre lyrisme, pour le renoncement au moi, une manière de moine rongé par son égotisme verbeux : est-ce encore envisageable ?…

On perdrait ainsi beaucoup de temps à tâcher de dissoudre Cioran dans une solution générique ad hoc. N’étant ni ceci, ni cela, et tout à la fois, il présente jusque dans cette complexité de nature une attitude récalcitrante et originale, libre comme l’est toute solitude avançant face à l’existence et non face à ses avatars historiques, encore moins face à ses « semblables ». Existentialiste au sens original du terme, largement kierkegaardien (aux antipodes de Sartre comme de Camus), il dessine un itinéraire spirituel qui, par essence, refuse la réduction à une perspective homogène comme à un métier. La pluralité de ses voix manifeste cette horreur du gagne-pain littéraire ou de la machine à philosopher qui souvent s’emparent
du destin des sophistes ou des rhapsodes. Les poches soigneusement délestées de toute illusion de pouvoir, de mérite ou de valeur, les sourcils froncés sur un monde-miroir qu’il s’agit de vider, Cioran n’appartient ni à un lieu (ni à un pays, ni à une ville, ni au jardin, ni au portique, ni à aucune bibliothèque), ni à un temps (ni au grand siècle des moralistes, ni à la post-modernité des littératures fragmentaires) ; c’est en dernière instance une subjectivité nue, sans nom ni forme, délaissant le présent de sa chair, sa carcasse, pour un hic et nunc miné par le rien, des vibrations de conscience pour substance et pour instants d’éveil des chutes hors du temps. Il lit Héraclite comme il interroge un fou à l’asile psychiatrique, en les prenant tous deux également au sérieux, et en leur reconnaissant à égale mesure le caractère dérisoire propre à tout individu ; face aux textes, il suit la méthode dite de pérégrination dans les âmes de Chestov, selon lequel, «après la lecture d’un livre, il faut oublier non seulement tous les mots mais toutes les pensées de l’auteur et ne se souvenir que de son visage». Et puis il réfléchit à sa vie comme à l’existence dans sa totalité, car l’inconvénient d’être né n’est qu’un succédané d’un désagrément plus vaste encore – qu’il y ait quelque chose plutôt que rien.

Une telle attitude met constamment à l’épreuve le lecteur. Pour autant qu’elle le prenne en compte (mais Cioran n’écrit, fondamentalement, pour personne), elle voudra non seulement le priver du confort d’une lecture systématisable, non-contradictoire et tiers-exclusive à souhait, mais encore en attaquer les bases mêmes. « Un livre doit remuer des plaies, en provoquer même. Un livre doit être un danger » (Écartèlement). Sus au complexe de culture : les livres ne sont pas là pour répondre aux livres, mais pour s’en prendre à la vie, à cette «Création bâclée» et au Cerveau du crime. Dira-t-on que Cioran lui-même s’offre en exception à ce précepte qu’il se donne ? L’austère corrupteur ferait parfois figure de salonnard amusé, voluptueusement lové dans les alcôves précieuses de la langue française, et le voici prêchant depuis des coussins de velours à ceux qui marchent la route lasse (comme aurait dit Catherine Pozzi). Mais ne nous trompons pas de sujet : il est aisé d’adresser à quelqu’un des reproches dont on lui est redevable, qu’il s’est déjà inspirés à lui-même. Quant à nous qui nous flattons du plaisir de lire et de croire comprendre Cioran, nous nous installons ce faisant dans le camp adverse : nous sommes le Père sourd auquel Kafka écrit une lettre, ou le Pape infaillible dont Luther fustige les indulgences, nous sommes Thomas d’Aquin classant les anges, ou Maxime Du Camp reprenant Flaubert, nous sommes André, le frère naïvement égoïste des Trois Soeurs de Tchékhov, un Raté, non seulement parce que sa vie est un échec, mais surtout parce qu’il n’est pas à la hauteur de son malheur, comme le sont Olga, Macha et Irina. L’écriture répond avant tout à son écrivain, et le lecteur qui s’invite dans ce dialogue intime n’a pas de quoi faire le malin.

Cioran quant à lui placerait sans doute son besoin d’écrire du côté des aveux, plutôt que des anathèmes. Lui qui confiait volontiers n’avoir jamais travaillé par ailleurs, il admit tout ce qu’il devait à sa seule activité, quelle thérapeutique elle avait été pour lui, quelle camisole de force la langue française, et comment, après qu’il avait noirci une page, l’envie lui prenait parfois de siffloter. Mais cette expérience personnelle n’atténua guère son sentiment nauséeux devant le pullulement des publications, théoriques ou non, se réduisant à de la littérature parlant de littérature comme le serpent valéryen se mord la queue et s’en étouffe. S’il sacrifia lors d’entretiens à l’exercice imposé de l’écrivain «francophone» (rendre compte de son choix du français et de ses rapports à la langue de Molière – à quoi il répondit par l’inconsolation devant sa déliquescence), et si sa précieuse «Lettre à un ami lointain» («Sur deux types de société») nous renseigne sur ses premières heures de peine dans cet idiome universel à «l’élégance exténuée», il aura somme toute peu commenté sa propre pratique scripturale : ces confidences-là demeurèrent marginales en regard des innombrables fragments dénigrant l’intellectualisation stérilisante des lettres, le parasitisme des professeurs, et le jargon barbare et envahissant des philosophes, des psychanalystes, des linguistes ou des critiques.

Sur ce point encore, Cioran figure un hapax dans la littérature française de la seconde moitié du XXe siècle, durant laquelle le passage
tant commenté de «l’écriture d’une aventure» à «l’aventure d’une écriture» n’aura pas fait rugir grand-monde, quoiqu’il scellât l’enfermement de l’écrivain dans une tour de carton, avec ses soucis de papier et un sang d’encre pâle, à distance toujours croissante de l’essentiel. (Cela dit, ces considérations d’histoire littéraire butent contre la connivence fondamentale de Cioran avec Beckett, malgré tout l’écart formel qui sépare leurs livres – qui leur valut des honneurs différents, d’ailleurs, Beckett obtenant le prix Nobel en 1969, tandis que Cioran restait un homme de l’ombre dont la reconnaissance de quelques pairs entraîna plus lentement l’intérêt d’un plus grand public.)

Deux chapitres successifs de La Tentation d’exister, « Lettre sur quelques impasses » et « Le style comme aventure », disent ensemble ce paradoxe-là, qui avec celui de son non-suicide constitue l’un des griefs les plus souvent abattus devant l’oeuvre de Cioran : non seulement vous ne vous tuez pas, mais vous écrivez, et sans vérité à proclamer encore, que du style et des désillusions? «En attendant, dans ce climat d’asthme que créent les convictions, dans un monde d’oppressés, je respire ; je respire à ma façon.» Inexorablement, il prit du recul sur son écriture. Si ses livres roumains – et Précis de décomposition de concert – ont la vigueur et le foisonnement chaotique de la confession d’un Stavroguine ou d’un Raskolnikov, l’oeuvre française, autrement polyphonique, paradoxale et maîtrisée, révèle une hauteur de vue digne, maintenant, de Dostoïevski lui-même. Ayant fait ses armes de composition (du texte) et de décomposition (de la pensée), le héros devient auteur (même s’il se méprise en tant qu’auteur, et qu’il n’estime personne plus que les héros authentiques, et qu’il se fl agelle lui-même pour ne pas céder à la distanciation) ; sa voix accède à une pluralité de formes et de tons – de l’essai lyrique au lambeau delphique, de l’aphorisme ravageur à l’épître complice, de l’effigie destructrice à l’oraison non-violente… […]

Nicolas Cavaillès

Docteur ès lettres, spécialisé en littérature française du XXe siècle, Nicolas Cavaillès s’est intéressé aux rapports entre écriture et philosophie, à partir de l’oeuvre et des manuscrits de Cioran. Il traduit par ailleurs du roumain. Dernier ouvrage publié : Cioran malgré lui. Écrire à l’encontre de soi (CNRS Éd., 2011) ; à paraître : L’Élégance et le Chaos. Correspondance de Catherine Pozzi (Éd. Non Lieu).

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