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F. Scott Fitzgerald, Échos de l'âge du jazz

La lettre de la Pléiade n° 48
14 mai 2012

Au sommaire de l’édition des œuvres de Fitzgerald à paraître en septembre sous la direction de Philippe Jaworski figureront notamment une quinzaine de «récits». Il s’agit d’écrits de caractère autobiographique, des « essais personnels » généralement rédigés à la première personne et que Scott publiait dans la presse. Aucune de ses tentatives de les réunir en recueil n’aboutit avant sa mort. Echoes of the Jazz Age, dont nous prépublions ici un extrait dans la traduction inédite de Marc Chénetier, parut dans Scribner’s Magazine en novembre 1931. Comme le souligne Philippe Jaworski, Scott livre là une chronique impressionniste de la décennie (1919-1929) qui l’a fait connaître, à laquelle son nom et son œuvre restent attachés et qui, commencée comme une fête, s’est dégradée en névrose et en crise de violence, avant de sombrer dans la vulgarité.

Il est trop tôt pour écrire sur l’Âge du Jazz avec la perspective nécessaire et sans se voir suspecter d’artériosclérose précoce. De nombreuses personnes sont encore prises de violents haut-le-cœur dès qu’elles tombent sur l’une des expressions qui le caractérisent, expressions qui, depuis, l’ont cédé en couleur aux néologismes du milieu. Il est aussi mort que la « Décennie jaune » des années 90 était morte en 1902. Pourtant, l’auteur de cet article se retourne déjà vers lui avec nostalgie. Car cet âge l’a fait connaître, l’a flatté et lui a rapporté plus d’argent qu’il eût jamais rêvé d’en avoir, simplement pour avoir dit aux gens qu’il éprouvait les mêmes sentiments qu’eux, qu’il fallait faire quelque chose de toute cette énergie nerveuse accumulée sans dépense pendant la guerre.[…]

Ce fut un âge riche en miracles, un âge tourné vers les arts, un âge d’excès ; un âge satirique. Un individu pompeux et suffisant, à qui l’aiguillon du chantage donnait l’apparence de la vie, était installé sur le trône des États-Unis ; un jeune homme fort élégant s’empressa de nous rendre visite pour représenter le trône d’Angleterre. Une multitude de jeunes filles étaient en adoration devant le jeune Anglais ; le vieil Américain grognait dans son sommeil en attendant que son épouse l’empoisonne, sur le conseil de la Dame Raspoutine qui prenait alors en dernier ressort toute décision touchant nos affaires nationales. Mais hormis ces quelques exceptions, nous pouvions enfin faire ce que bon nous semblait. Les Américains se commandant à Londres des costumes à la grosse, les tailleurs de Bond Street furent évidemment contraints d’adapter leur coupe à la longueur de taille et à l’ampleur souhaitée par les Américains. Quelque chose de subtil parvint jusqu’en Amérique, l’élégance masculine. À la Renaissance, François Ier s’était inspiré de Florence pour sa ligne de jambe. L’Angleterre du XVII e siècle singea la cour de France, et il y a cinquante ans un officier de la Garde allemande achetait ses tenues civiles à Londres. Des vêtements de gentleman, symboles du «pouvoir qu’un homme doit détenir et qui se transmet d’une race à l’autre».

Nous étions la plus puissante des nations. Qui aurait bien pu à présent nous dicter ce qui était à la mode et ce qu’il était amusant de porter ? Isolés pendant la guerre en Europe, nous nous étions mis à passer au peigne fi n un Sud et un Ouest inconnus pour y dénicher coutumes et passe-temps ; il
s’en trouvait encore à portée de main.

La première révélation sociale fit sensation au-delà de ce qu’aurait pu justifier sa nouveauté. Dès 1915, les jeunes des petites villes à qui on laissait la bride sur le cou avaient découvert l’intimité mobile que procurait l’auto offerte au jeune Bill pour ses seize ans afin de faire de lui un individu «autonome». Les flirts poussés représentèrent d’abord une aventure désespérée, même dans des conditions aussi favorables, mais bientôt, diverses confidences ayant été échangées, l’antique commandement tomba. Et dès 1917 il était question de ces tendres échanges, aussi délicieux que courants, dans n’importe quel numéro du Yale Record ou du Princeton Tiger.

Mais le flirt dans ses manifestations les plus audacieuses restait l’apanage des classes les plus fortunées ; parmi les autres jeunes gens, les anciennes normes prévalurent jusqu’après la guerre, et un baiser valait toujours proposition de mariage, ainsi que de jeunes officiers devaient s’en apercevoir à leur grand désarroi dans des villes qu’ils ne connaissaient pas. Ce ne fut qu’en 1920 que le voile finit par tomber : l’Âge du Jazz était en fleur.

À peine les citoyens les plus respectables de la république avaient-ils repris leur souffle que la génération la plus folle, la génération qui avait été adolescente pendant la période confuse de la guerre, écarta mes contemporains d’un coup d’épaule pour surgir en dansant sous la lumière des projecteurs. C’était là la génération des filles qui se rendirent célèbres sous le nom de flappers, la génération qui corrompit ses aînés et finit par présumer de ses propres capacités, moins par défaut de morale que par manque de goût. On nous permettra d’en avancer pour preuve l’année 1922 ! Elle représenta l’apogée de cette plus jeune génération, car, bien que l’Âge du Jazz ait duré plus longtemps, il fut de moins en moins l’affaire de la jeunesse.

La suite ressembla à une fête pour enfants qu’auraient confisquée les adultes, laissant aux enfants intrigués, et vaguement surpris, le sentiment d’être un peu négligés. Venu 1923, leurs aînés, las d’assister au carnaval avec une jalousie mal dissimulée, s’étaient aperçus que l’alcool faisait office de jouvence et, dans une immense et joyeuse clameur, l’orgie commença. […]

En 1927, une névrose largement répandue commença à se manifester, reconnaissable au faible signal, pareil à un battement de pieds nerveux, de la popularité des mots croisés. Je me souviens d’un expatrié, comme moi, en train d’ouvrir une lettre émanant d’un ami commun qui le pressait de rentrer au pays pour se voir revitaliser par les qualités robustes et toniques du sol sur lequel nous étions nés. C’était une lettre énergique qui nous affecta tous deux profondément, jusqu’à ce que nous nous apercevions qu’elle portait l’en-tête d’une clinique neurologique de Pennsylvanie.

Certains de mes contemporains avaient alors commencé à disparaître dans la gueule enténébrée de la violence. Un camarade de classe tua sa femme avant de se suicider à Long Island, un autre dégringola «par accident» d’un gratte-ciel à Philadelphie, un autre en le faisant exprès d’un gratte-ciel à New York. Un autre fut tué dans un bar clandestin de Chicago ; un autre fut battu à mort dans un lieu identique à New York et rentra en rampant au Princeton Club pour y mourir ; un autre encore se fi t ouvrir le crâne par la hache d’un fou dans l’asile d’aliénés où il avait été interné. Et il ne s’agit pas là de catastrophes que j’ai eu beaucoup de mal à recenser : ces gens étaient des amis ; de plus, tout cela se passa non pas durant la dépression, mais en pleine période de prospérité.

Au printemps de 1927, quelque chose de brillant et d’étrange traversa le ciel comme l’éclair. Un jeune homme du Minnesota qui paraissait n’avoir aucun lien avec sa génération [Charles Lindbergh] accomplit un exploit héroïque, et l’espace d’un instant les gens posèrent leur verre dans les country clubs et les bars clandestins pour songer aux plus beaux de leurs rêves anciens. Peut-être existait-il un moyen de s’en sortir en prenant son envol, peut-être notre sang trop vif pouvait-il explorer des frontières dans l’immensité sans limites des airs. Mais à ce moment-là nous avions déjà presque tous d’autres projets, et l’Âge du Jazz continua sur sa lancée ; nous allions tous nous en jeter encore un petit.

Pour autant, il y avait de plus en plus d’Américains un peu partout dans le monde ; on aurait dit que nos amis étaient sans cesse en partance pour la Russie, la Perse, l’Abyssinie et l’Afrique centrale. Et dès 1928 Paris était devenu suffocant. À chaque cargaison d’Américains vomie par la prospérité, la qualité baissait, jusqu’à ce que vers la fin il y eût quelque chose de sinistre dans tous ces bateaux ivres. On n’y retrouvait plus les papa, maman, fiston et fifille d’autrefois, infiniment supérieurs aux classes européennes correspondantes par leur ouverture d’esprit et leur gentillesse, mais des Neandertal ahurissants qui croyaient croire en quelque chose, quelque chose de très vague que leur avait laissé la lecture d’un misérable roman de gare. […] Certains citoyens voyageant dans le luxe en 1928 et 1929 avaient, sous les dehors trompeurs de leur nouvelle condition, une valeur humaine équivalente à celle des pékinois, des bivalves, des crétins et des chèvres. […]

[« L’orgie la plus coûteuse de l’histoire »] a pris fi n voici deux ans, parce que la confiance absolue sur laquelle elle reposait pour l’essentiel a été puissamment ébranlée ; il n’a pas fallu longtemps, alors, à cet édifice fragile pour s’effondrer. Et, deux années ayant passé, l’Âge du Jazz paraît aussi lointain que les jours qui précédèrent la guerre. C’était du temps emprunté, en tout état de cause : l’intégralité du décile supérieur de la nation vivait avec l’insouciance des grands-ducs et la désinvolture des danseuses de revues. Mais il est facile de jouer les pères-la-morale à présent, et il était agréable d’avoir une vingtaine d’années dans une période aussi pleine d’assurance et si libre de soucis. Même fauché, on ne s’en faisait pas pour l’argent, tant il y en avait autour de vous. Vers la fin, chacun a dû se débattre pour arriver à payer sa part, on faisait presque une faveur à ses hôtes en acceptant une invitation obligeant à de longs déplacements. Le charme, la notoriété, les bonnes manières tout simplement, pesaient plus que l’argent comme monnaie d’échange social. Rien que de merveilleux à tout cela, sauf que tout vit son épaisseur s’amoindrir à mesure que les éternelles et indispensables valeurs humaines tentaient de recouvrir cet univers en pleine expansion. Des écrivains étaient tenus pour des génies sur la foi d’un seul livre, d’une seule pièce acceptables ; exactement comme, pendant la guerre, des officiers ayant quatre mois d’expérience se trouvaient à la tête de centaines d’hommes, il y avait maintenant nombre de petits poissons régnant sur d’immenses aquariums. Dans le monde du théâtre, des productions extravagantes devaient leur succès à des vedettes de second ordre, et il en allait de même sur l’échelle de la politique où il était difficile d’intéresser des hommes de qualité à des postes de toute première importance et aux énormes responsabilités, importance et responsabilités excédant de loin celles de capitaines d’industrie mais ne rapportant que cinq ou six mille dollars par an.

Désormais, on se serre de nouveau la ceinture, et nous nous forçons à exprimer l’horreur qui convient à l’évocation de notre jeunesse dilapidée. Parfois, pourtant, un roulement fantomatique monte de la section rythmique, ou un murmure asthmatique des trombones qui me ramène d’un coup au début des années 20, au temps où nous buvions de l’alcool de bois et où, chaque jour, tout allait de mieux en mieux pour nous tous, alors qu’avait lieu une première tentative avortée de raccourcir les jupes, que les filles se ressemblaient toutes avec leurs robes courtes en lainage, que des gens que vous n’aviez aucune envie de connaître vous disaient «Yes, we have no bananas» et qu’il semblait ne falloir patienter que quelques années avant que les gens plus âgés s’écartent pour laisser ceux qui voyaient les choses telles qu’elles étaient gouverner le monde ; et tout cela paraît tout rose et romantique à ceux d’entre nous qui étions jeunes en ce temps-là, car jamais plus nous n’éprouverons des sentiments d’une intensité comparable à l’égard du monde qui nous entoure.

F. SCOTT FITZGERALD.
Traduction de Marc Chénetier.

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