La Pléaide

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Jean Grosjean
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L'histoire de la Pléiade

«Rendez-vous avec l’émerveillement…». Raymond Queneau vu par Jean Grosjean

La lettre de la Pléiade n° 47
8 mars 2012

En juin 1977, Robert Gallimard fait appel à Jean Grosjean pour la préface au premier tome de l’Histoire des littératures de l’«Encyclopédie de la Pléiade». Ce texte en cache un autre : ce n’est pas tant cette nouvelle édition du premier volume de l’Encyclopédie, paru initialement en 1956, que Jean Grosjean présente, mais l’introduction qu’en avait faite, à l’époque de sa première parution, Raymond Queneau.

Consacrée à l’intérêt que portent les écrivains aux œuvres de leurs pairs et aux effets de leur mutuelle attention sur la vie éditoriale de la NRF depuis 1911, l’exposition « Portraits pour un siècle. D’un écrivain l’autre » – présentée à l’automne dernier à la Galerie des bibliothèques de la Ville de Paris, en partenariat avec la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, l’Agence Roger-Viollet et les Éditions Gallimard – présentait, entre autres pièces d’archives inédites, quelques documents ayant trait à l’histoire de la « Pléiade ». Comme on l’a vu ici à plusieurs reprises, l’histoire de la collection illustre elle-même ce dialogue constant entre vie littéraire et activité éditoriale ; la « Pléiade » a notamment accueilli quelques exemples fameux de cette critique d’écrivains qui est l’un des apports singuliers de la NRF : André Gide présentant le Théâtre de Shakespeare et de Goethe, Roger Caillois, les oeuvres d’Antoine de Saint-Exupéry, Albert Camus, celles de l’ami Roger Martin du Gard, André Maurois, La Recherche du temps perdu ou encore Jean Grosjean, le premier tome des OEuvres complètes d’André Malraux.

C’est aussi à Jean Grosjean que Robert Gallimard fait appel en juin 1977 pour la préface au premier tome de l’Histoire des littératures de l’«Encyclopédie de la Pléiade». Ce texte en cache un autre : ce n’est pas tant cette nouvelle édition du premier volume de l’Encyclopédie, paru initialement en 1956, que Jean Grosjean présente, mais l’introduction qu’en avait faite, à l’époque de sa première parution, Raymond Queneau. Rappelons que ce dernier avait été le directeur de la série encyclopédique de la «Pléiade», close depuis 1991. Disparu le 25 octobre 1976, il avait travaillé lui-même à la refonte de ce volume, qui lui tenait particulièrement à cœur pour en avoir dirigé l’édition. Il s’agissait, au vrai, d’une actualisation, apportant des compléments d’information et d’analyse pour la période 1950-1975. Deux écrivains dialoguent ainsi à la proue d’un volume consacré à cette ambitieuse histoire des littératures ! Nous reproduisons ci-après le manuscrit original de ce profond hommage rendu par Jean Grosjean au maître-encyclopédiste de la « Pléiade ».

L’occasion est belle d’évoquer la figure du poète et traducteur Jean Grosjean, disparu en 2006, et dont les Éditions Gallimard salueront le centenaire de la naissance cette année. Né le 21 décembre 1912, ce grand connaisseur des cultures du Proche Orient, ordonné prêtre en 1939, mobilisé puis fait prisonnier, avait été le compagnon de détention d’André Malraux, Roger Judrin, Albert Beuret et Claude Gallimard, en France puis en Poméranie. Publiant ses premiers poèmes en 1946 dans la collection « Métamorphoses » de Jean Paulhan (Terre du temps, lauréat du prix de la Pléiade en 1946), il renonce à la prêtrise en 1950 et se consacre dès lors à son œuvre propre (recueils de poèmes et récits bibliques) et aux traductions de grands textes. Il donne ainsi à la « Bibliothèque de la Pléiade » ses versions des Tragédies d’Eschyle et de Sophocle (mai 1967) et de textes du Nouveau Testament (avril 1971) et préface Le Coran (février 1967) ; encyclopédiste aux côtés de Raymond Queneau (comme Robert Antelme et Louis-René Des Forêts), membre du comité de lecture des Éditions Gallimard et attaché à la direction de La NRF de Marcel Arland, il crée avec J.M.G. Le Clézio la collection «L’Aube des peuples» en 1990.

Comment présenter Jean Grosjean, disparu en 2006 ? En laissant la parole à l’un de ses amis poète, lui-même lecteur et éditeur, Jacques Réda, qui veille à l’édition prochaine d’un recueil de textes de son ami disparu, prolongeant ainsi le jeu d’échos d’oeuvre à oeuvre évoqué plus haut... Jacques Réda, qui écrivait à propos de l’auteur de Terre de temps : «Si la poésie est un élan du langage qui se déprend de la fixité où la poésie aussi peut se complaire, si un vrai poète est celui qui, à travers les métamorphoses non moins méditées qu’instinctives de ses dons, maintient le ton fondamental de son entretien avec la splendeur silencieuse du monde, du Dieu qui l’ont saisi, alors, Mesdames et Messieurs, félicitons-nous de cette rencontre...»

«Raymond Queneau a disparu au moment de présenter cette réédition du premier tome d’Histoire des littératures qu’il venait de préparer. Mais peut-être à la faveur de ce brusque silence voit-on mieux se dessiner sa silhouette. De ses expériences diverses qui ne furent ni sans secrets ni sans tumultes, il en est très tôt venu à une passion de connaître. Et il s’agissait moins pour lui de capitaliser un savoir que de vivre au devant de ce qui est autre, le miracle grec comme les mathématiques modernes et tous les lointains de l’espace et du temps comme toute l’étrangeté de nos prochains. Il a réussi à frayer un chemin entre deux fondrières, entre le goût de l’insignifiance et la prétention au passe-partout. Il s’est tenu à l’écart de la niaiserie criarde des manifestes sans tomber dans la canaillerie des attitudes centristes. Il s’est mis à organiser par l’étude et par la création ses rendez-vous avec l’émerveillement.

Il ne faut donc pas dissocier de ses œuvres, où triomphe un singulier humour, cette encyclopédie de la Pléiade à laquelle il s’est non moins consacré. Les savants chercheurs qu’il a réussi à rassembler dans celle-ci ne nous proposent pas moins de surprises que les trouvailles qui font affleurer dans ses poèmes ou ses romans une architecture sous-marine. Et ne classons pas les surprises car, sériées, elles ne surprendraient plus guère. Elles n’étonnent qu’autant qu’elles viennent d’un point chaque fois insoupçonnable et modifient une dimension de l’univers. Raymond Queneau les guette, à l’affût des choses et des gens, de l’existence et du possible et peut-être plus particulièrement du fonctionnement de l’esprit humain. Tant par l’exercice de l’écriture et de la fiction que par l’entreprise encyclopédique, il piège les anomalies du monde qui témoignent de lois plus inouïes. Il n’aimait d’ailleurs pas qu’on l’en remercie, puisque ce travail lui paraît la seule activité qui ne soit pas fade. Comment vivre si on n’est pas curieusement saisi par autre chose que soi ? Il y a sans doute une fuite dans cet élan. Mais toute oeuvre n’en est-elle pas là ? et même toute vie. Il a fallu la malformation mentale de certains philosophes pour imaginer un dieu ou une matière qui ne se fuient pas. Mais Raymond Queneau, ce contemporain à l’allure quotidienne, voilait un peu, derrière sa discrétion amusée ou cordiale, qu’il était attablé avec les grands esprits et, comme eux, affamé de ces vérités qui affament à mesure qu’on s’en repaît. […]».

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