La Pléaide

Charles Péguy - Oeuvres poétiques 2
Charles Péguy - Oeuvres poétiques 1
L'histoire de la Pléiade

Péguy, 1941. Une Pléiade pour ne pas se perdre.

La lettre de la Pléiade n° 30
octobre-novembre 2007

Dans le prolongement de la dernière Lettre de la Pléiade, continuons notre enquête sur les premiers auteurs « contemporains » accueillis, de leur vivant ou non, dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Charles Péguy (1873-1914) est l’un d’entre eux.

Ses Œuvres poétiques complètes, soixantième volume de la collection, sont publiées en novembre 1941. Le cas est intéressant : il met en jeu un rapport privilégié avec des ayants droit très impliqués – la veuve et les fils de l’écrivain –, et s’inscrit dans un contexte historique lourd, l’Occupation, mais paradoxalement favorable à la collection comme à l’œuvre. Car ce qui frappe d’abord, c’est la rapidité de mise en œuvre du projet, qui n’est engagé qu’en avril 1940 : on commence juste alors à calibrer le futur volume, c’est-à-dire à évaluer un nombre de pages prévisionnel. Un an et demi plus tard, le livre est en librairie. Comment cela fut-il possible et pourquoi un tel empressement ?

La maison Gallimard bénéficie alors d’un avantage important : elle a entrepris au lendemain de la mort de Péguy la réunion de son œuvre en vingt volumes ; le premier paraît en 1916 (le dernier en 1955) et les tomes concernant l’œuvre poétique (V, VI et VII) ont paru avant-guerre. Le travail de préparation de la Pléiade est donc simplifié. Un tel avantage justifie a posteriori le fait que la Pléiade se soit adossée, en 1933, à la NRF : comment la collection aurait-elle pu entreprendre seule, sinon, de telles réalisations autour d’auteurs du XXe siècle ? L’argument deviendra majeur après-guerre.
L’existence simultanée de deux séries d’œuvres complètes sous la même enseigne, même si la Pléiade se limite alors aux seuls textes poétiques, n’est pas une difficulté ; l’une ne nuit pas à l’autre, tant la singularité de chacune est forte. Tandis que les volumes de l’édition monumentale ne s’adressent qu’à un public restreint, la Pléiade, dont les tirages sont bien plus élevés, offre au contraire la possibilité d’une diffusion nettement plus large. De fait, le choix de reprendre les œuvres en Pléiade renvoie à un double souhait : d’une part répondre à une demande forte, d’autre part rendre disponibles des textes inédits, ignorés de l’édition précédente.

La période est en effet plus que favorable à Péguy. Son œuvre de patriote humaniste, incarnant les valeurs d’une France catholique, paysanne et laborieuse, suscite un véritable engouement à la veille et au commencement du conflit. Les Français s’y reconnaissent, qui se sentent menacés dans leur intégrité. Les nombreux hommages publiés en 1939, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la bataille de la Marne – qui est aussi celui de la mort de l’écrivain sur le front à Villeroy –, en témoignent. À la NRF, on s’efforce d’accompagner ce mouvement. Gaston Gallimard sollicite en 1939 Francois Porché, le futur préfacier de la Pléiade, afin d’obtenir de lui un essai sur l’auteur de Présentation de la Beauce ; collaborateur régulier des Cahiers de la Quinzaine, il avait été proche de Péguy.

On pense également à un nouvel hommage collectif (un premier était paru en 1929) et on confi e à Pierre Péguy, fils de l’auteur, le soin de concevoir un Péguy présenté aux jeunes qui paraît en 1941 et connaît un grand succès. En 1942, Gaston Gallimard essaiera d’obtenir un essai de Romain Rolland ; celui-ci, un peu vexé de ne pas figurer parmi les « commentateurs » des Œuvres complètes et engagé auprès d’un autre éditeur, déclinera l’offre. « Seule une mort parfaite pouvait supporter une résurrection totale », avance Armand Petitjean en juillet 19391 ; et de constater : « Le Péguy se porte beaucoup cette année. […] S’il resurgit enfin, ce n’est dans la gloire d’aucun mythe, dans l’ombre d’aucune mystification. Mais comme le Commandeur de Don Juan : en pur, en juste et, s’il le faut, en juge et en vengeur. […] Par les voies les plus royales, et les plus tortueuses, à tous ces rendez-vous, parfois ces nuits nuptiales où l’âme d’un pays délaissée par les vivants s’abandonne aux grands morts et se refait par eux, rien n’est plus rassurant que de voir se dresser, prochain, solide, à toucher, notre Péguy vivant. »

Cette résurrection a ses répercussions en librairie ; on dispose de témoignages de libraires de l’époque qui le confirment (Lardanchet à Lyon, par exemple) ; et 3 chez Gallimard, en 1941, on annonce que la vente de ses œuvres, ainsi que celles de Claudel, a été multipliée par deux par rapport à l’avant-guerre2 et que la parution de ses œuvres dans la Pléiade sera l’un des temps forts de l’année.

On comprend dès lors que Gallimard prît l’affaire au sérieux et mît tout en œuvre pour que paraisse ce premier volume. Brice Parain, ami du fils de Péguy, suivit de près le dossier. L’éditeur-philosophe était resté à Paris au printemps 1940 pour veiller sur la maison, alors qu’une partie de l’équipe de la NRF s’était prudemment retirée en Normandie. Parain contribua aux premières études de fabrication. Jacques Schiffrin, le directeur de la collection, semble, lui, plus en retrait, bien qu’il ait lui-même rejoint en janvier 1940 l’équipe Gallimard en Normandie – où il restera jusqu’à la fi n de l’année.

Le 20 février 1941, Gaston Gallimard indiquait à Mme Péguy les conditions régissant cette publication, soulignant qu’en raison de sa spécificité, il ne pouvait lui garantir les mêmes droits que pour une édition courante isolée : « Le prix de revient élevé dans cette collection reliée en cuir sur beau papier et généralement consacrée à des écrivains dans le domaine public, conditionne ces droits d’auteurs. » Puis, sur l’édition elle-même : « Selon votre désir, j’avais demandé à François Porché d’écrire une introduction à cette édition. Il a accepté en principe. Je compte aller la semaine prochaine en zone libre et m’entendre avec lui définitivement au sujet de la rémunération de son travail. Je demanderai également à votre fils de me faire parvenir des notes que j’espère rapporter à Paris.
Ainsi l’édition de la Pléiade des œuvres poétiques de Péguy pourrait paraître au printemps. »

La parution fut retardée de quelques mois : le contrat ne fut signé qu’à l’été. Pierre Péguy s’inquiétait de l’avancement du volume en septembre auprès de Brice Parain : « La publication de la Pléiade est-elle retardée ou non ? Il faudrait absolument que vous puissiez trouver à Paris quelqu’un qui puisse faire une bibliographie aussi complète que possible. En province, c’est difficile. » En réalité, à cette date, l’ouvrage était déjà imprimé, la parution n’étant retardée, semble-t-il, que pour une question de disponibilité de peaux pour les couvertures ; la bibliographie avait été établie d’après l’ouvrage de Pierre Péguy sur son père. Ce fut un succès : Mme Pierre Péguy indiquait en 1942 à Brice Parain qu’à Aix, on ne trouvait déjà plus la Pléiade et que tout Péguy s’y vendait très bien. De fait, des dix mille exemplaires publiés en novembre 1941 il ne restait rien à la Libération ; une seconde édition parut en mai 1948, qui fut également vite épuisée.

L’autre argument qui plaidait en la faveur de cette édition était la part qu’y tenaient les inédits. C’est le travail avec les ayants droit qui permit de les mettre au jour. Les archives familiales, conservées et classées soigneusement par la veuve de Péguy en dix-sept groupes s’échelonnant de 1903 à 1914, étaient extraordinairement riches ; elles furent abondamment sollicitées. L’estimation était impressionnante : les inédits représentaient près d’un quart du volume de l’œuvre publiée ! On le savait à la NRF, Pierre Péguy ayant déjà transmis un inventaire sommaire du fonds. Un travail de transcription et d’analyse fut mené, tant par Pierre Péguy que par le préfacier. « Jean Paulhan, écrit-on à Brice Parain en avril 1940, dit que Pierre Péguy lui aurait annoncé en plus 5 000 vers environ inédits. »

La Pléiade révéla ainsi aux lecteurs les Quatrains. Premier livre des ballades, 1 109 strophes publiées « dans le désordre de leurs naissances respectives. » Cette œuvre monumentale, mystérieusement demeurée inédite, sera complétée et réordonnée par Julie Sabiani en 1975 d’après les 2 445 feuillets ou fiches qui en constituent le manuscrit complet, et conformément à une « connaissance, approximative, de sa genèse » ; elle sera rebaptisée à cette occasion La Ballade du cœur qui a tant battu. Marcel Péguy, frère de Pierre, choisit, lui, de ne pas changer le titre de Suite d’Ève retenu pour l’ensemble de strophes également inédites publiées sous ce titre en 1941, bien qu’il indique dans sa notice de l’édition de 1967 qu’il ne s’agissait aucunement d’une suite mais de variantes retranchées d’Eve par Péguy lui-même (édition originale en 1913).

D’une Pléiade à l’autre, les œuvres se recomposent, bénéficiant des progrès de la science. Reste enfin à se demander pourquoi la poésie avait été préférée à la prose. La question d’une telle partition fit beaucoup parler. La réponse fut donnée quelques années plus tard par Pierre Péguy, qui jugea utile et fit bien de rappeler en tête de la réimpression de l’ouvrage en 1967 : « La première édition des Œuvres poétiques complètes de Charles Péguy dans la Bibliothèque de la Pléiade remonte à 1941. De larges publications de Péguy prosateur se fussent heurtées, à cette époque, à d’insurmontables difficultés dues au fait des autorités d’occupation. C’est dans ces conditions que Mme Charles Péguy a demandé aux Éditions de la Nouvelle Revue française de réaliser la première publication complète des œuvres de Charles Péguy dites “de poésie” ».

Ce volume fit date. Et confirma la situation de Péguy, « à l’heure présente » : « Péguy : borne milliaire sur le chemin français, gallo-romain. […] Devant la borne, il y a nous-mêmes qui passons, toute la France qui dévale, dans la confusion horrible d’une guerre perdue, toutes les classes mêlées, militaires et civils ensemble, emportées par le même vent » (Porché). Une Pléiade pour ne pas se perdre.