La Pléaide

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L'histoire de la Pléiade

Les romans de Valery Larbaud. Une Pléiade bien préparée…

La lettre de la Pléiade n° 33
septembre-octobre 2008

Du premier entretien qu’il eut avec Valery Larbaud durant l’été 1934, l’écrivain et journaliste néerlandais Eddy du Perron, ami de Malraux, se permit un jour de citer ce court échange.

Je lui demandai pourquoi la NRF ne donnait pas ses œuvres complètes dans une édition convenable (comme celles de Proust, de Gide, de Valéry). « Oh, Gaston, – dit-il en parlant du directeur – c’est un vieil ami. » « Mais ce n’est pas une raison ? » « Non, – dit-il – mais je crois qu’il attend » « Qu’est-ce qu’il peut attendre ? Une révolution de droite ou de gauche qui favorise la vente ? » « Non, je crois tout simplement le domaine public1

Le trait est amusant et bien significatif des relations qui unissaient l’éditeur au « promoteur » – pour ne pas dire « l’inventeur » – de l’œuvre de Butler et de Joyce en France, par ailleurs collaborateur, somme toute assez épisodique sur la durée, de La NRF dès 1909. Des relations amicales, assurément ! Gaston et Valery étaient bons camarades.
Mmes Gallimard et Larbaud mères accueillirent souvent à leur table l’ami de leur fils, pour des moments de franche et gourmande convivialité. Larbaud fut l’un de ceux sur lequel le directeur de la NRF put toujours compter, comme Rivière, trop brièvement hélas, Fargue ou Martin du Gard ; bien que souvent à l’étranger ou en province, parfois intouchable, il était de la famille.
Pour autant, les relations professionnelles entre l’éditeur et l’écrivain ne furent pas toujours simples ; on en trouve témoignage dans le Journal et les correspondances publiées de Larbaud, où l’homme s’inquiète de son sort à la NRF, du montant de ses avances et de sa rémunération, du comportement un peu fuyant de Gaston quand il s’agit de parler affaires, du peu d’empressement à faire paraître les œuvres traduites par ses soins. Aussi bien, alors même que sa santé allait se dégradant (Larbaud vécut vingt ans aphasique et paralysé), l’écrivain fit-il le choix de confier à l’un de ses grands amis, l’angliciste, essayiste, musicologue (proche de Debussy et Ravel, comme il l’était de Conrad) et bibliophile Jean Aubry, dit Georges Jean-Aubry (1882- 19502), le suivi de la publication de ses œuvres. L’homme s’y prêta avec application et enthousiasme. Il prit une part importante à la publication de Sous l’invocation de saint Jérôme, dernier opus des quatre volumes dont Larbaud avait annoncé l’achèvement à Gaston dès 1934. Une fois publié, on pouvait enfin envisager ces œuvres complètes si désirées. Les souvenirs de Du Perron montrent que Larbaud y songeait bien alors et avait un plan en tête. Qu’attendait donc Gaston ? Que tout ce qui restait à publier le fût bien, peut-être.

Les contours du projet mirent quelque temps à se préciser. Il fut d’abord question d’une édition de ses œuvres en tirage de luxe illustré, inaugurée par l’admirable édition de A . O. Barnabooth publiée en 1944, à titre posthume pour son illustrateur, Chas Laborde. Qu’en était-il des autres œuvres ?
Pourquoi ne pas continuer dans la lancée ? Jean-Aubry fit pression, suggéra des noms, se réclama de Larbaud pour faire montre de son impatience. Il était en droit de le faire : Larbaud lui avait donné mandat devant notaire le 26 novembre 1945. Mais Gaston n’était pas plus convaincu ; chiffres à l’appui, il expliqua que le marché de la bibliophilie contemporaine était saturé, en pleine crise : « Nombreuses sont les pannes. Les livres ne s’épuisent plus […] Il n’y a que Picasso, Derain, Segonzac, Matisse, Rouault qui aient une clientèle certaine » (28 novembre 1946). Or, en l’espèce, il était question de Brianchon et Dignimont… Gaston prit la mouche, ne supportant plus cette intercession aussi malheureuse que menaçante :

Pourquoi oubliez-vous que je suis un vieil ami de Valery, que je l’aime tendrement, que je n’ai pas attendu que vous lui apportiez votre dévouement pour le découvrir et, à des moments bien difficiles, le servir avec tout mon cœur. Si jamais vous consacrez un volume à Larbaud – ce que je souhaite – vous saurez qu’il fut un temps où Giraudoux, Alexis Léger [Saint-John Perse], Charles-Louis Philippe, Francis Jourdain, Léon Werth, Fargue, Valery Larbaud et moi-même composions un groupe très uni. Nous nous voyions très régulièrement. Il y avait table ouverte pour tous chez ma mère. Quelle correspondance je pourrais mettre à votre disposition!

L’entente entre Jean-Aubry et Gaston Gallimard avait en outre été mise à mal par la publication des Œuvres complètes de Mallarmé dans la Pléiade quelques mois plus tôt. Leur établissement avait en effet été confié à Jean-Aubry, secondé par Henri Mondor. Trois années de travail pour en venir à bout, soldées par une divergence de points de vue entre Jean-Aubry et Jean Paulhan, alors directeur en titre de la collection, au sujet de textes que celui-ci avait jugé opportun d’intégrer aux œuvres, tandis que celui-là jugeait qu’ils n’y avaient pas leur place. Aussi bien Jean-Aubry, qui se considérait par ailleurs très mal rémunéré pour le travail colossal accompli, avait refusé de relire les épreuves des textes retenus contre son gré ; comble des malheurs, pour ces textes mêmes, une assez lourde coquille avait été commise, engageant bien malgré lui la responsabilité du signataire de l’édition ! Et Gaston Gallimard avait osé prendre la défense de Paulhan :

Je ne vous ai pas fait le moindre reproche. Je savais que vous aviez refusé de voir les dernières épreuves parce que vous désapprouviez l’inclusion de certains textes. Je n’ai pas compris alors votre attitude. Car j’estime qu’on peut ne pas être d’accord dans une collaboration, sans jeter le manche après la cognée. D’autant que Jean Paulhan, qui tenait à ces textes, est directeur de la collection de la Pléiade.
Et vous comprendrez, je pense, que j’attache une grande importance à son jugement et à ses décisions. Pour d’autres volumes de la même collection je me suis toujours incliné lorsque nous étions en désaccord. (18 octobre 1945).

De quoi rendre furieux le malheureux Jean-Aubry et de laisser s’installer pour longtemps un climat délétère… Pour autant, le projet d’œuvres complètes fut remis à nouveau à l’ordre du jour début 1949, tandis que s’annonçait aux Éditions du Rocher la parution du premier volume de la biographie de Larbaud par le même Jean-Aubry. Ce dernier écrit en effet le 26 janvier 1949 à Gaston qu’il était sollicité de trois côtés pour une édition à tirage limité, et non illustrée, des œuvres complètes de son ami :

Une [telle] édition […] est, depuis très longtemps déjà, souhaitée par l’écrivain lui-même, qui en avait établi très soigneusement un plan détaillé qu’il m’a fait tenir pendant la guerre, et qui est entre mes mains. Tandis que Sous l’invocation de saint Jérôme n’avait pas paru, il ne pouvait être question de cette édition qui réclamait d’autre part, avant de pouvoir être réalisée, un examen attentif de tous les morceaux demeurés épars dans les revues et non recueillis.

Gaston Gallimard répondit positivement à cette proposition et demanda quelques précisions, suggérant de publier une série de tomes assez volumineux, à l’inverse des œuvres de Valéry, dont les souscripteurs avaient estimé que chaque opus ne contenait pas assez de textes. Au même moment, après avoir publié notamment les œuvres de Gide et Péguy, la NRF travaillait aussi à celles de Claudel. Le chantier fut donc ouvert : huit volumes furent programmés et placés sous la direction de Jean-Aubry. Mais l’érudit n’eut pas le loisir de travailler de longs mois sur ce beau projet ni même d’en voir paraître le premier tome (Jaune Bleu Blanc : « ce recueil porte les couleurs de Valery Larbaud et il est légitime et naturel qu’elles flottent ainsi à l’entrée de cet édifice littéraire ») ; son décès obligea la NRF a trouver un nouveau candidat pour le poursuivre.

On hésita entre deux amis de Larbaud, Robert Mallet et le professeur Alajaouine. Ce fut le premier qui fut retenu, Robert Mallet, assisté d’un chercheur américain de l’université de Columbia, Vincent Milligan. Le premier tome parut en septembre 1950, promu par un bulletin de souscription : « L’œuvre diverse et pénétrante de Larbaud s’est acquis depuis longtemps des admirateurs […] dans les pays les plus différents. Depuis longtemps déjà, ces amateurs se sont vus dans l’impossibilité de posséder les éditions originales ou les tirages de luxe de leur auteur préféré, tant ces ouvrages sont jalousement gardés par les bibliophiles. » À la même époque, Gaston s’efforçait de monter un dossier afin d’obtenir le Nobel pour son ami. Les huit volumes parurent de 1950 à 1953 ; Larbaud confia à Mallet les feuillets conservés de son Journal pour constituer les tomes neuf et dix. Larbaud, très malade, parvint à suivre jusqu’au bout cette édition, s’exprimant de façon très restreinte et ne pouvant rien écrire. Il décéda à Vichy le 2 février 1957. Au lendemain de sa mort, le grand critique Émile Henriot publia un hommage appuyé à Larbaud dans Le Monde, suggérant que son œuvre fût enfin regroupée dans la Pléiade... Gaston Gallimard, un peu agacé par cette manière d’intrusion, lui répondit le 6 février :

J’ai lu avec émotion et intérêt votre récent article sur Larbaud, je sais que vous l’avez toujours mis à sa véritable place qui est la première, et je n’ai pas oublié que vous avez consacré votre feuilleton à son Journal au moment de sa publication.
Je me fais un plaisir de vous dire que le projet de réunir l’œuvre de Larbaud dans la Bibliothèque de la Pléiade existe depuis longtemps ; mais Valery Larbaud avait désiré d’abord que l’on publie une collection de ses œuvres complètes. Cette collection comprend dix volumes avec un appareil critique et des textes inédits dont le texte intégral du Journal ; elle répond donc entièrement pour l’instant au souhait que vous exprimez. La réalisation de cette entreprise a été confiée d’abord à G. Jean-Aubry, puis, à la mort de celui-ci, à Robert Mallet, et Larbaud lui-même en a dirigé la publication qui s’est échelonnée de 1950 à 1955.

L’éditeur fit tenir aussitôt à Henriot ladite collection !
Lequel, un peu gêné, le remercia en lui précisant sa pensée : « Je pense n’avoir pas été indiscret en suggérant l’entrée de Valery Larbaud dans la Pléiade où pourrait figurer au moins son œuvre romanesque. Je crois cette réunion en un volume promise à un succès certain. » Sans tarder, Gaston lança le projet et annonça à Mme Larbaud, le 12 mars 1957, qu’il entendait bien publier ce recueil avant Noël. « Je crois que cette édition est très attendue – plusieurs critiques importants la souhaitent [!]. Je suis très touché que Valery m’ait désigné, par testament, comme exécuteur testamentaire. » Le pari fut tenu (sans le Journal cependant); le travail avait été bien préparé : Robert Mallet et G. Jean-Aubry, à titre posthume pour ce dernier, en cosignèrent l’édition.
Rien de plus justifié. Larbaud aurait pu la contresigner, lui qui, au fond, en avait supervisé depuis sa retraite toute la préparation, retranchant ce qu’il jugeait inopportun. Ce que Mallet signifia dans ses notes à A .O. Barnabooth : « Nous n’avons pas fait figurer dans le corpus même du volume l’édition originale des Œuvres de Barnabooth afin de respecter la volonté d’élimination de Larbaud, volonté que celui-ci nous exprima formellement à l’occasion de la publication de ses Œuvres complètes »… Une Pléiade posthume, certes, à double titre ; mais une Pléiade bien anticipée par ses « auteurs » et préparée, comme le furent également celles de Gide, Péguy, Valéry ou Claudel, par de monumentales œuvres complètes en tirage limité.

1. Cité dans le numéro spécial consacré par Confluences à Valery Larbaud, n° 37-38, décembre 1944-janvier 1945.
2. La correspondance Larbaud / Jean-Aubry a été publiée, pour les années 1920-1935, chez Gallimard en 1971.