La Pléaide

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L'histoire de la Pléiade

Le long chemin de la Pléiade Apollinaire

La lettre de la Pléiade n° 45
21 septembre 2011

La «Bibliothèque de la Pléiade» a sa place dans l’exposition «Portraits pour un siècle. Gallimard. D'un écrivain l'autre» (Galerie des bibliothèques/Ville de Paris, 4 oct.- 27 nov. 2011) notamment au travers d'une lettre de Paul Léautaud à Mme veuve Guillaume Apollinaire, née Jacqueline Kolb, écrite à une époque où le projet d’un volume consacré aux œuvres poétiques de son défunt époux se fait jour, tout en se heurtant à d’importants obstacles contractuels. L’intercession bienveillante, et suivie d’effets, du secrétaire général « historique » du Mercure de France révèle son profond attachement à l’œuvre de « Guillaume » et la place que leur relation amicale tient dans sa vie d’écrivain – et non seulement d’éditeur.

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Fontenay-aux-Roses
24, rue Guérard
Le 23 septembre 1943

Chère Madame,

Gaston Gallimard vient de me communiquer le texte de la lettre qu’il vous a écrite le 25 août dernier. Il me demande de m’associer à lui dans la proposition qu’elle vous a portée et de laquelle je suis au courant depuis quelque temps déjà. Il a le projet, mieux même : le désir, de faire entrer l’oeuvre complète de Guillaume Apollinaire dans sa collection de la « Pléiade ». Il voit là comme le complément juste, nécessaire et justifi é, y ayant sa place indiscutable, aux poètes que cette collection contient déjà et il le signifi e dans ces termes mêmes : Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Rimbaud, Apollinaire.

C’est du fond de mon souvenir pour l’ami, de ma grande admiration pour l’écrivain, que je me permets de doubler de la présente lettre la lettre de Gallimard. Il y a dans ce projet de lui donner place dans cette collection de la «Pléiade», pour la mémoire, la réputation de Guillaume et la consécration de son oeuvre, une occasion unique, merveilleuse que nulle autre ne peut et ne pourra valoir. La suite des noms auxquels viendrait s’ajouter le sien, à elle seule, dit tout ce que cela représente.

Vous ne pouvez douter de ma ferveur, de mon bonheur, à entrevoir à la fois le juste hommage qui sera ainsi rendu à Apollinaire, et la portée qu’en prendra son oeuvre aux yeux du public. Je ne me permettrai pas de vous conseiller, bien que mon titre d’ami de Guillaume et l’expérience littéraire que je peux avoir puissent retirer beaucoup de l’indiscrétion d’un conseil. Je vous exprime seulement, mais alors avec force, avec chaleur, le grand espoir que j’ai de vous voir répondre favorablement, dans cette circonstance d’une si haute portée. Pour donner son caractère exact à cette lettre, j’oserais vous rappeler que c’est moi, à la lecture, un matin, de La Chanson du Mal-Aimé, qui ai fait entrer Apollinaire au Mercure. J’ose ce rappel non dans un sentiment de vanité, mais comme un petit fait qui reste une grande satisfaction de ma vie d’écrivain. Une lettre d’aujourd’hui à vous-même se relie à cela, après tant d’années.

Veuillez, chère Madame, agréer tous mes hommages,

Paul Léautaud

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Paul Léautaud n’aura toutefois pas la joie de voir paraître les oeuvres de son ami défunt dans la « Pléiade », l’ouvrage ne sortant des presses que le 10 décembre 1956, soit près d’un an après son décès. Il est pourtant peu de projets qui semblent avoir été aussi chers à Gaston Gallimard et à la mise en oeuvre desquels il s’est autant attaché. S’il ne fut pas véritablement un compagnon de route de la première NRF, le poète, principalement attaché au Mercure de France, fait partie des maîtres de la modernité que l’on s’y est reconnus. Le catalogue de la maison d’édition doit en rendre compte. De sorte que Gaston Gallimard, qui avait fréquenté Guillaume Apollinaire avant sa disparition le 9 novembre 1918, se met dès 1919 en position de réunir à l’enseigne de la NRF l’ensemble de ses oeuvres dispersées et inédites. Mais le souvenir d’Apollinaire est encore bien vivant et les intérêts qui y sont attachés, parfois contradictoires ; il faudra à l’éditeur beaucoup de patience pour parvenir à ses fins.

Il signe néanmoins dès après-guerre, avec la veuve du poète, des contrats d’édition pour Alcools, Les Mamelles de Tirésias, La Femme assise, L’Hérésiarque, Les Diables amoureux, Le Cubisme et Phantasmes, puis pour Le Flâneur des deux rives, L’Enchanteur pourrissant et Les Petits Métiers de la guerre. Jacqueline Apollinaire est à ses côtés lorsqu’il s’agit en 1921 de négocier auprès de la Librairie Stock le droit de réimprimer à la NRF L’Hérésiarque : « Je souhaiterais en effet vivement, écrit-elle à Jacques Boutelleau en forçant un peu le trait, que toutes les oeuvres de mon mari fussent réunies à la NRF où il ne comptait que des amis et qui a édité les oeuvres des écrivains de sa génération et de son groupe. J’aimerais qu’ainsi l’édition de ses oeuvres complètes soit naturellement constituée. »

Gaston Gallimard et ses directeurs artistiques Roger Allard puis André Malraux sollicitent par ailleurs Marc Chagall, Pablo Picasso (1928) puis Raoul Dufy (1930) pour une édition illustrée à tirage restreint d’Alcools, ainsi que Giorgio De Chirico (1929) pour une édition de Calligrammes. Seule cette dernière est entreprise, mais elle indispose Mme Apollinaire, qui reproche à Gaston Gallimard de l’avoir engagée sans en avoir déterminé avec elle les conditions. Les exemplaires hors commerce sur grand papier doivent lui être restitués ! On imagine la gêne de Gaston Gallimard demandant à André Gide de rendre son précieux volume !

Alors qu’il a déjà inscrit plusieurs titres d’importance à son catalogue, dont Alcools en 1919, Gaston Gallimard fait part à Mme Apollinaire le 25 août 1943 de son projet de « Pléiade » : « Nous avons déjà publié dans cette collection : Baudelaire, Verlaine ; nous avons sous presse Mallarmé et Rimbaud. Il serait dommage, me semble-t-il, qu’Apollinaire n’y fi gurât pas. » Cette lettre est suivie de celle, suscitée, de Paul Léautaud, qui reçoit de la veuve un avis favorable par retour de courrier : « Je crois bien que nous verrons Apollinaire dans la collection de la Pléiade », peut-il se réjouir dans son célèbre Journal. Le projet est lancé, soutenu par la veuve qui s’implique personnellement dans certaines négociations et refuse à la Librairie Stock de mener une entreprise parallèle.

Mais ce n’est qu’un début... Paul Léautaud apprend en effet, lors d’une après-midi passée à Barbizon avec André Billy et Marcel Adéma (auxquels est confi é l’établissement du volume), qu’un grand nombre de poèmes inédits, parmi les plus beaux, restent en la possession de leurs dédicataires et
inspiratrices : « Lou » de Coligny-Châtillon et Madeleine Pagès. Léautaud craint que Mme Apollinaire s’oppose à la parution des pièces
de vers offertes par son mari défunt à ses anciennes compagnes. Affaire de psychologie féminine, assure Léautaud : cela ne se commande ni ne se juge. Mais, consciente de la portée littéraire de sa décision, Mme Apollinaire y consent, confi ant à Marcel Adéma les textes retrouvés dans ses papiers, où fi gurent quelques poèmes à Lou.

Reste à Gaston Gallimard à obtenir de Lou et Madeleine le droit de publication des poèmes dont elles possèdent les manuscrits. Il s’y applique avec obstination dans l’immédiat après-guerre : « Je vous assure qu’il faut bien de la patience, et bien de la souplesse, et aussi peu d’amour-propre pour exercer le métier d’éditeur », confie-t-il un peu découragé à Mme Apollinaire le 20 juin 1949. Malgré les propositions de l’éditeur, la comtesse de Coligny a confié à une maison suisse le soin de publier une partie de ces poèmes (Ombre de mon amour, 1947) – déjà quelque peu déflorés par André Rouveyre dans plusieurs articles de revue repris, non sans atermoiements, dans sa monographie parue à la NRF en 1945. Lou finit par accepter une publication dans la « Pléiade ». De Madeleine Pagès, Gaston Gallimard obtient le droit de réunir ses lettres d’Apollinaire en un volume (Tendre comme le souvenir, 1952) et de reprendre ses poèmes, déjà diffusés sous le manteau, dans la « Pléiade ». Mme Apollinaire n’a pas elle-même toujours simplifié les choses, confiant ponctuellement quelques inédits à d’autres éditeurs, comme à Messein pour Il y a ou au Bélier pour Couleur du temps... en laissant toutefois le soin à Robert Mallet de faire paraître en 1952 les poèmes inédits du Guetteur mélancolique et la comédie parodique Casanova à la NRF.

On décide enfin avec Mme Apollinaire du choix définitif des textes à paraître dans la « Pléiade », afi n d’en exclure les pièces trop libres ou d’authenticité douteuse considérées comme « indésirables ». L’hypothèse de doubler cette « Pléiade » d’une édition critique de l’oeuvre en plusieurs volumes est encore sérieusement évoquée, l’une n’excluant pas l’autre aux yeux de l’éditeur.

Le contrat défi nitif pour la « Pléiade » est enfin envoyé à la veuve en avril 1955 ! Gaston Gallimard est désormais assuré de pouvoir donner une édition fidèle à l’état de connaissance de l’oeuvre du poète, même si celle-ci sera amendée par Michel Décaudin au fi l de ses réimpressions. Au vrai, la catastrophe est évitée de peu lors de sa parution ; le 15 janvier 1957, l’éditeur est en effet assigné pour contrefaçon – avec demande de saisie en librairie –, pour avoir reproduit sans autorisation la pièce de théâtre Couleur du temps, inscrite au catalogue des Éditions du Bélier. L’enjeu commercial est fort ; Gaston Gallimard négocie dans l’urgence un arrangement à l’amiable. Bien lui en a pris : le volume est un grand succès. Il fait l’objet de cinq réimpressions en dix ans, pour un tirage cumulé de 60.000 exemplaires.

« Apollinaire occupe dans la poésie moderne une place éminente, y écrit Marcel Adéma dans son avant-propos méthodologique ; il est en passe de devenir classique. » Cette « Pléiade » tant désirée, et réunie comme une gerbe à la moisson, y aura certainement contribué.

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