La Pléaide

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L'histoire de la Pléiade

« Vous aurez du “pain-Pléiade” sur la planche ! ». L’impression de la Pléiade chez Verbeke (1936-1940)

La lettre de la Pléiade n° 53
26 février 2014

De 1936 à 1940, la plupart des volumes de la Pléiade sont imprimés par l’Imprimerie Union (notre précédente lettre). Mais le développement de la collection et les bonnes ventes des titres déjà parus imposent un rythme de publication soutenu. Gaston et Raymond Gallimard décident donc en 1936 de confier des travaux complémentaires à l’Imprimerie Sainte-Catherine de Bruges (la maison Verbeke), imprimeur historique de la NRF depuis 1911 et filiale des Éditions depuis 1919. La correspondance récemment retrouvée entre l’éditeur et Édouard et Pierre Verbeke permet de retracer les premiers temps de cette collaboration et laisse percevoir, en creux, la vie quotidienne de la collection. Elle couvre la réalisation d’une dizaine de titres en réimpression (Montaigne, Racine, Voltaire, Baudelaire, Rabelais, Molière, Musset, Rousseau, Pascal) et de trois nouveautés : les deux tomes des Œuvres complètes de Ronsard (1938), le Journal de Gide (1939) et les Œuvres complètes d’André Chénier (1940).

Les travaux sont initiés durant l’été 1936 ; en octobre, Raymond Gallimard demande à Édouard Verbeke son « meilleur prix » pour composer et imprimer la Pléiade. La proposition porte notamment sur la réimpression des Essais de Montaigne (1934), qui sort des presses de l’imprimerie belge en mars 1937. Raymond Gallimard alerte alors l’imprimeur sur le caractère délicat de la commande, liée à la petitesse des caractères (corps 8) et à la fragilité du papier exigeant un pliage manuel. L’imprimeur est également sollicité pour trouver en Belgique des papetiers en mesure de livrer du papier Bible, en plus des rames fournies en France par Montgolfier Frères.

Puis c’est Jacques Schiffrin, directeur-fondateur de la collection, qui prend la relève, assurant depuis son domicile du 83, rue de l’Université à Paris la direction de l’édition et de la fabrication des volumes. Il se rend plusieurs fois à Bruges, notamment pour mettre au point en 1937 la composition (en Garamond corps 10) des deux tomes de Ronsard. Il est alors en relation avec Pierre Verbeke, le fils d’Édouard.

Bien vite, les relations se tendent en raison de difficultés de planning. Alors même que la réimpression du Montaigne n’est pas achevée et que le Ronsard est en composition, c’est la sortie de la réimpression du Théâtre de Racine qui devient très urgente... Jacques Schiffrin, très exigeant et peu patient, écrit à l’imprimeur le 20 mars 1937 : « Je n’aime pas qu’on me lâche, et c’est moi qui lâche très vite. » Mais quelques jours plus tard, après une entrevue en Belgique, le calme revient : « Je reçois bien les bonnes feuilles de Racine, et dois vous faire des compliments pour votre impression ! Vraiment votre nouvelle machine est un bijou. Et je profite de ce mot pour vous remercier bien vivement de la manière aimable et amicale dont vous m’avez reçu chez vous. » Les retards, du reste, ne sont pas imputables au seul imprimeur, comme en témoigne cette confidence de l’éditeur le 28 mai 1937 : « Je vous envoie lundi la copie du tome II du Ronsard : le début. Le reste va suivre très prochainement, je l’espère. (Hélas ! Cela ne dépend pas de moi, mais du savant et em… professeur qui établit (sic !) le texte.) » Il s’agit de l’historien de la littérature et philologue médiéviste Gustave Cohen.

L’insuffisance des machines de composition et l’indisponibilité des opérateurs sont la principale source de ces difficultés : « Où en êtes avec Voltaire?, s’inquiète ainsi l’éditeur le 1er octobre 1937. Je croyais que vous aviez acheté une nouvelle mono[type] pour la Pléiade. Il est indispensable de reprendre Voltaire, car nous allons en manquer bientôt. Allons-nous répéter la même chose qu’avec Montaigne, où pendant quatre mois nous en avions manqué la vente. » Pour pallier ces difficultés, Jacques Schiffrin décide de confier la composition des notes du Ronsard à son autre imprimeur (Union, à Paris), ce dont s’émeut naturellement Pierre Verbeke ayant immobilisé son « dixième clavier » pour rien. « La lenteur avec laquelle le travail avance chez vous dépasse toutes mes prévisions et aussi les vôtres. J’ai dit à votre père, à plusieurs reprises, que j’imprime à Paris (dans une imprimerie) trois ou quatre volumes pendant que vous en imprimez un seul. »

Pour autant, les travaux continuent : réimpression du Baudelaire, à composer à l’identique de l’original « ligne par ligne, page par page, syllabe par syllabe » (à cause des notes), du Rabelais, des deux Molière, du Musset, du Montaigne... et d’un ouvrage qui fera date dans la collection, le Journal d’André Gide, premier titre paru dans la collection du vivant de son auteur et grand succès de librairie.

C’est le 14 juin 1938 que Jacques Schiffrin adresse à l’imprimeur le début du Journal de son ami André Gide : « Comme je vous l’ai dit au téléphone, il faut marcher très vite avec ce travail : le fondre, composer, etc. au fur et à mesure, par tranche. », en s’appuyant sur le modèle du Baudelaire II – ce qui ne peut déplaire à l’écrivain. L’éditeur travaille avec ce dernier jusqu’à la fin de l’année 1938, se faisant envoyer des épreuves à Cuverville début septembre. Tous deux sont bibliophiles. L’idée leur vient d’imprimer une trentaine d’exemplaires sur du beau papier de Chine, dont Verbeke lui fait tenir des échantillons – qui ne le satisfont pas totalement.

Puis c’est à nouveau l’embouteillage ! « Après Montaigne, écrit Jacques Schiffrin le 8 mars 1939, vous mettez sous presse le Musset (je vous enverrai le bon à tirer de tout le Musset ces jours-ci), il faut que ces trois volumes (Gide, Montaigne, Musset) s’impriment sans interruption. Et je vous prie de ne pas mettre le travail de la Pléiade de côté, sous prétexte que vous avez des travaux plus urgents, sinon je me verrai, au premier arrêt, dans l’obligation de ne plus imprimer les volumes de la Pléiade chez vous. » Mais deux semaines plus tard, il adresse à l’imprimeur un Rousseau pour réimpression, à « mettre en main TOUT DE SUITE » ! Voilà ce que Jacques Schiffrin appelle du « pain-Pléiade sur la planche »...

Le Journal de Gide est toutefois achevé d’imprimer le 20 mai 1939, un an après sa mise en route. Un tel délai paraît considérable. Mais un devis de l’époque pour l’impression d’une « Pléiade » d’environ mille pages en confirme l’ampleur : 480 heures de composition, 406 heures de fondeuse, 264 heures de mise en train et 528 heures de tirage (soit 4 mois d’impression), 198 heures de pliage, 165 heures de collation... sans compter la reliure, réalisée en d’autres ateliers. Les circonstances de la guerre vont rendre plus difficile l’organisation du travail. Pour les œuvres d’André Chénier, par exemple, Gérard Walter n’est plus en situation en septembre 1939 de relire les épreuves. Jacques Schiffrin est lui-même mobilisé le 2 septembre mais continue de travailler depuis sa caserne de banlieue parisienne : « Encore une fois, prévient-il : PERSONNE d’autre (pas même le bon Dieu) que moi ne donne de “bons à tirer” de la Pléiade et personne ne donne de contre-ordres. » Puis la question du papier devient de plus en plus préoccupante. Deux types de papier ont été jusque-là utilisés : l’un de provenance anglaise, mis à disposition par Verbeke, et l’autre d’origine française, en stock à Paris, plus épais et, partant, préféré pour des ouvrages de plus faible foliotation (Musset ou Chénier, par exemple). Mais la fourniture de nouvelles rames n’est pas garantie... De sorte que Jacques Schiffrin écrit à Édouard Verbeke le 2 décembre 1939 :

J’ai vu hier monsieur Raymond [Gallimard] qui était de passage à Paris. Nous avons parlé de la « Pléiade », et avons, entre autres, examiné la question du papier « bible », question qui devient pour nous assez inquiétante. Voici pourquoi : la plupart des usines françaises qui fabriquent ce papier sont réquisitionnées par l’État pour des besoins de la défense nationale et n’acceptent actuellement aucune commande. Nous pensons, Raymond et moi, que dans ces conditions nous obtiendrons certainement l’autorisation d’importer soit du papier belge, soit du papier anglais. Pour cela votre concours nous sera précieux, je dirais même indispensable. Voudriez-vous vous occuper de cette question qui devient pour nous urgente, en vous informant auprès des fabricants (ou représentants) belges ou anglais, en nous adressant des échantillons divers de ce que l’on peut obtenir, et en nous informant quant à la possibilité d’envoyer ce papier en France. Il s’agirait d’une commande de 3.000 rames environ du papier de 38-39 grammes. / Je compte donc sur vous, et vous serais très obligé de vouloir bien vous occuper de cette question d’urgence. / J’étais ravi d’apprendre que Pierre [Verbeke] était démobilisé. Espérons qu’on ne l’appellera plus. Moi – toujours soldat. Claude Gallimard est dans les Transports. Michel [Gallimard] dans l’aviation, mais pas exposé – Claude non plus). Savez-vous que Michel est fiancé avec une Anglaise (ou Américaine, je ne sais au juste) et qu’il va se marier très prochainement ? Voici les nouvelles. La vie est bien pénible. On attend… quoi ?

En janvier 1940, Jacques Schiffrin, réformé temporaire en raison d’une maladie pulmonaire, est rendu à la vie civile. Il décide alors de rejoindre avec sa femme Simone et son fils André les personnels de la NRF repliés dans la Manche, dans une propriété familiale des Gallimard. Il s’installe à Sartilly puis dans une auberge plus agréable de Saint-Jean-le-Thomas. De là, il veillera sur la réimpression du Journal d’André Gide, confiée cette fois à l’Imprimerie Union. Bien que le directeur de la « Pléiade » reste jusqu’à la fin du mois de décembre 1940 sur la côte avant son exil aux USA, les relations épistolaires avec les Verbeke semblent s’interrompre le 9 mai. C’est Kyriak Stameroff qui reprend contact avec l’imprimeur le 18 janvier 1941 pour demander un état des stocks de livres dans l’atelier et un inventaire du papier disponible. La « Pléiade » continuera à paraître pendant la guerre, sous la direction de Jean Paulhan, et imprimée chez Union, Floch ou Darantière.