La Pléaide

Retour au sommaire
Jean Paulhan dans les années 1940. Photo R. Parry / Archives Editions Gallimard
L'histoire de la Pléiade

Une « éminence grise » au panthéon. Jean Paulhan, directeur de la Pléiade (1941-1945)

La lettre de la Pléiade n° 4
mars-avril 2000

Directeur de la NRF des années 1930, un des conseillers littéraires les plus influents de l'équipe Gallimard à la veille de la Guerre, résistant durant l'Occupation, Jean Paulhan a marqué l'histoire de notre collection.

« Je crois que je reste aux Éditions Gallimard où je m'occuperai, entre autres, de la Pléiade » écrit Jean Paulhan à Franz Hellens le 12 décembre 1940, une semaine après la réouverture du siège parisien des Éditions Gallimard, mis sous scellés par les Allemands un mois auparavant, et douze jours après la reparution de La Nouvelle Revue française, placée sous la direction de Pierre Drieu la Rochelle. Depuis le mois de juin, la question se pose de la place qu'occupera Jean Paulhan au sein de la maison Gallimard ; si la possibilité d'en prendre la direction littéraire est évoquée, la prise en charge de la collection ne semble décidée qu'à la fin de l'année quarante.

Le propos est clair : suivant la stratégie mise en œuvre par Gaston Gallimard pour préserver son entreprise, Jean Paulhan abandonnerait officiellement la direction de la revue « cédée » à « l'autorité occupante » pour se consacrer à l'activité de la maison d'édition, demeurée indépendante — dans les limites imposées par le régime de censure mis en place.
Si à la veille du conflit la collection connaît quelques difficultés de diffusion, il ne sera jamais question d'en interrompre la publication ; Albert Pauphilet, éditeur de nos premières anthologies de littérature médiévale, s'inquiétant de ne pas avoir de nouvelles de Jacques Schiffrin, se voit répondre le 3 janvier 1941 par le secrétaire de Gaston Gallimard : « Jacques Schiffrin s'est absenté de Paris pour quelque temps : mais en son absence Jean Paulhan s'occupera de sa collection et je vais lui demander de se mettre en rapport avec vous pour recevoir votre manuscrit. En tout cas, j'espère que vous n'avez pas arrêté trop longtemps votre travail car il n'y a aucune raison pour que nous n'essayons pas de poursuivre l'exécution de notre programme. »

À la lecture de la correspondance de Paulhan publiée à ce jour, on ne peut plus douter du rôle tenu par ce dernier comme directeur de collection durant la Guerre. Les lettres échangées par l'auteur des Fleurs de Tarbes et son compagnon de route Marcel Arland (à paraître dans « Les Cahiers de la Nrf ») en confirmeront encore l'exactitude. De Noël 1940 à 1944, Arland propose plusieurs projets à Paulhan, dont il espère ouvertement se voir confier l'édition : les œuvres complètes de Marivaux (effectivement publiées et préfacées par Arland en 1949), de Vigny, de Fromentin, d'Aubigné, de Beaumarchais et de Du Bellay, les anthologies de romanciers du XVIIe siècle ou des conteurs du XVIe siècle. Quant à l'édition des Œuvres de Montesquieu, Paulhan en confie parallèlement — par prudence ou malice ? — l'édition à Roger Caillois, dès 1938, et à Marcel Arland (deux écrivains, prenons-en note). À l'auteur du Mythe et l'homme, séjournant à Buenos Aires durant la Guerre, Jean Paulhan apprend le 13 janvier 1941 qu'il se trouve chargé des éditions de la Pléiade (sic) et qu'à ce titre, il aurait souhaité « que le Montesquieu pût sortir cette année ».
Caillois se donnera de la peine et s'inquiètera de ne pouvoir offrir à la collection « une leçon définitive du texte » ; mais c'est son édition qui paraîtra finalement en 1949 et 1951, après qu'Arland eut renoncé en mai 1945 à mener à bien la sienne, pourtant avancée. Les courriers écrits à ce sujet offrent l'occasion de comparer l'attitude de deux écrivains contemporains à l'égard d'une œuvre classique, l'un se faisant sans le savoir l'écho de l'autre : « L'Esprit des lois est un tel bric-à-brac que personne n'oserait publier aujourd'hui un ouvrage de cette sorte » écrit Roger Caillois le 13 août 1947... et Arland de s'exclamer : « Comme L'Esprit des lois est amusant ! [...] Peut-on avoir plus d'esprit, d'intelligence même dans la naïveté ! Cela craque à toutes les coutures, mais l'homme en apparaît mieux » (juin 1944).

Si ce n'est pas le lieu ici d'évoquer longuement la personnalité de Paulhan et la place qu'il a tenue dans le paysage éditorial français durant quelque quarante années (on se reportera sur ce sujet au chapitre que lui consacre François Nourissier dans l'Album Gallimard), rappelons simplement que le directeur de La N.R.F. des années 1930 est, à la veille de la Guerre, l'un des conseillers littéraires les plus influents de l'équipe de Gallimard. Depuis son bureau de la rue Sébastien-Bottin, il est en contact avec le Tout-Paris littéraire (et avec bien d'autres encore) et dirige deux collections : « La Bibliothèque des Idées » avec Bernard Grœthuysen et « Métamorphoses », où seront publiés avant-guerre des textes d'Audiberti, Breton, Jouhandeau, Michaux, Ungaretti... Et si Jacques Schiffrin conserve la direction de la Pléiade jusqu'en 1940, Jean Paulhan — tout comme Gaston Gallimard et Brice Parain — ne laisse pas avant-guerre d'intervenir ponctuellement sur le programme de la collection. Ce qui est vrai pour les années trente se vérifiera après-guerre : véritable « éminence grise » de l'édition française, à la position renforcée par ses activités de résistant durant l'Occupation, Jean Paulhan est régulièrement consulté par l'équipe dirigeante de la Pléiade, alors menée collectivement par la famille Gallimard. Ainsi obtient-il de Caillois la préface à la première édition des Œuvres complètes d'Antoine de Saint-Exupéry (en un volume), dont une prépublication partielle était prévue dans La N.R.F. : « Voici la partie centrale de ma préface à St-Ex. J'espère qu'elle ne vous agacera pas trop. Page 8, il y a un passage sur André Gide, peut-être déplacé dans une revue qui lui doit beaucoup (et inversement). »

Il convient cependant de préciser la part prise par Paulhan à l'histoire de notre collection. La publication de la plupart des titres effectivement parus sous sa direction, ou à l'établissement desquels Paulhan a pu travailler, avait été programmée dès la fin des années trente (programme défini à l'époque en accord avec le distributeur des livres de Gallimard : les Messageries Hachette). Ainsi des œuvres de Paul-Louis Courier, de Platon, de Gœthe, de Montesquieu, de La Fontaine (deuxième tome), des Jeux et Sapience du Moyen Âge (par Albert Pauphilet, en relation avec la Pléiade depuis 1934), de Chateaubriand, de Guerre et Paix de Tolstoï (nouvelle traduction proposée par Henri Mongault en mai 1938, parue en 1945)... De sorte qu'à nos yeux, l'activité de Paulhan s'inscrit d'abord en prolongement du travail mené avant-guerre par Schiffrin.
Mais si Paulhan ne met pas en chantier les éditions déjà citées, il en suit l'élaboration de la plus attentive façon et agit en faveur du maintien de la collection après-guerre. Sa correspondance avec Gide en témoigne. Tandis que le 2 octobre 1941, il adresse au fondateur de La N.R.F. la table détaillée et presque définitive du volume de Théâtre de Gœthe (1942) — pour lequel Gide écrira une longue préface (voir son Journal, au 4 janvier 1942 : « C'est ainsi que pour cette préface au Théâtre de Gœthe, j'écris avec facilité et joie ce qui me vient à l'esprit ; mais je reste gêné par la quantité de notes que j'ai prises et que je ne sais où ni comment intercaler. Seul ce travail de jointoiement est difficile ; les pensées, une fois refroidies, sont récalcitrantes et se refusent à la soudure »), Paulhan met en chantier à la même époque, avec Grœthuysen, l'édition des Romans, qui ne paraîtront que treize années plus tard. D'autres projets seront ajournés, dont une édition du Journal d'Amiel par Léon Bopp, ou simplement évoqués ; ainsi de Variété de Paul Valéry, dont l'auteur souhaiterait voir rassemblés les éléments dans la Bibliothèque de la Pléiade, afin de « faire de ce tas d'essais quelque chose comme une œuvre » (quel compliment !) Et Jean Paulhan, se faisant l'écho des réticences de Gallimard et jouant du paradoxe comme d'une arme blanche, de répondre le 10 janvier 1942 à Valéry :« Je serais simplement ravi de voir Variété dans la Pléiade. (Plus ravi peut-être encore d'y voir les Carnets.) Mais des "œuvres complètes" n'est-ce pas aussi, par définition, ce qu'il n'est pas nécessaire de relire, ni peut-être même de lire, les faiblesses d'un auteur, ses concessions, ses oublis ? » La question est posée, mais le premier volume des Œuvres de Paul Valéry, réunissant ses Poésies, Mélange et Variété, paraîtra en 1957.