La Pléaide

L'histoire de la Pléiade

Goethe, pour preuve

La lettre de la Pléiade n° 35
février-mars 2009

La Nouvelle Revue française et la Bibliothèque de la Pléiade avaient ceci de commun dans les années 1930 à 1950 qu’elles préféraient une « critique d’écrivains » – comprise comme un dialogue d’égal à égal, de créateur à créateur, informant autant sur l’auteur de la critique que sur celui qui en est l’objet – à une présentation « scientifique » des œuvres. La Pléiade fit ainsi souvent appel à des écrivains « de son entourage » – celui de la NRF, s’entend – pour ouvrir ses éditions d’œuvres classiques.

André Gide a lui-même beaucoup œuvré à cette manière de convergence entre « sa » revue – dont on fête cette année le centenaire – et la collection qui l’a rejointe en 1933 au sein de la Librairie Gallimard. Tandis qu’il publiait épisodiquement des textes critiques dans La NRF, il donna à la collection créée par son ami Jacques Schiffrin deux préfaces, l’une au Théâtre de Shakespeare en 1938, l’autre à celui de Goethe en 1942. Il devint entre-temps le premier auteur publié de son vivant dans la Pléiade avec le premier volume de son Journal, dont nombre de fragments avaient auparavant été donnés dans La NRF.

On ne sait exactement à quelle date fut prise la décision de publier Goethe en Pléiade, même si le projet en est formulé dès le milieu des années 1930. L’établissement en fut confié au philosophe et critique marxiste Bernard Groethuysen, germaniste émérite, qui invita lui-même Gide à en rédiger la préface en avril 1941. À cette date, La NRF avait déjà repris sa publication (interrompue en juin 1940) sous la direction de Pierre Drieu la Rochelle, « chargé de mission » volontaire et enthousiaste auprès des autorités d’occupation.
L’automne 1940 avait vu Gaston Gallimard mener des tractations serrées avec les Allemands, aux termes desquelles l’entrepreneur fit le choix de « sacrifier » sa revue à cette tutelle subie, afin de garantir le maintien des activités et l’indépendance de ses Éditions, censure et contingentements exceptés. On entendait bien pouvoir piloter en sous-main la revue, en pesant sur les choix éditoriaux et la ligne d’un Drieu la Rochelle réputé influençable. Le pari était risqué. Il fallait impérativement que la revue gardât sa crédibilité littéraire, afin que ce « marché » ne parût pas être que de dupes. La caution de Gide était plus précieuse que toute autre. Gide s’y prêta, confiant un texte, somme toute assez distancié, à la première livraison de la revue, datée de décembre 1940. Il se le fit reprocher par plusieurs de ses amis et lecteurs.

Mais son ralliement fut de courte durée. En certaines circonstances, ce que l’on dit ou écrit est presque aussi important que l’endroit où on choisit de le faire. Or une revue, c’est un voisinage, qu’on le veuille ou non. Et Gide ne put souffrir longtemps de coudoyer un Jacques Chardonne laissant entendre dans la revue de coupables accents de sympathie à l’égard de l’occupant. Après quelque atermoiement propre à sa complexion et à son statut, Gide choisit donc d’interrompre toute collaboration à la revue de Drieu et le fit savoir sans détour aux lecteurs du Figaro en avril 1941.

La NRF pouvait-elle encore être La NRF sans Gide ? Son désengagement ne mettait-il pas en péril le plan pragmatique de Gaston Gallimard ? Les deux hommes eurent plusieurs fois l’occasion d’en débattre ; l’ami Martin du Gard fut aussi des discussions. S’il n’y eut d’appel à sa décision, Gide craignait qu’elle fût prise de l’extérieur pour un lâchage des Éditions. Dire non à Drieu et à son collaborationnisme n’était pas un signe de désapprobation à l’égard de Gaston.
Goethe vint à point nommé pour en faire la démonstration et témoigner de la bonne volonté de son commentateur. Il est toujours bon de revenir aux classiques, pour preuve ! Goethe, une Pléiade opportune ? Certes, mais pas au sens où un jugement un peu hâtif conduirait à le penser. Car il ne s’agit pas de germanophilie déplacée mais bien de l’expression d’une certaine vision de la culture allemande contredite par le temps présent. L’auteur des Faux-monnayeurs accepta donc volontiers de se prêter à ce nouveau « pensum » pour la Pléiade.
Sa préface prenait une signification politique, au-delà même de ce que Gide pouvait alors représenter de transgressif et de séditieux et, partant, sa lecture de Goethe, d’intempestif et de signification indirecte. La publication, en somme, valait autant pour ce qu’elle était que pour ce qu’elle n’était pas. Elle marquait une fidélité à l’éditeur et une défiance à la revue ; un signe fort pour les autres auteurs de Gaston Gallimard. Et quel vertigineux palimpseste elle voilait ! Que nous apprenait Gide de lui-même en parlant de Goethe ? Que disait-il de la situation de la France en évoquant les rapports de Goethe à son époque et à l’histoire de son pays ? À quoi renvoyait-il les Allemands quand il désignait la sagesse dionysiaque et l’humanisme exemplaire de leur génie national ? N’y avait-il donc plus chez eux que volonté de puissance et non goût de la mesure et respect de l’individu ? N’était-ce pas pourtant à ce titre-là aussi que l’on s’était efforcé depuis 1919 dans La NRF à réunir les intellectuels des deux rives du Rhin en signe d’une réconciliation souhaitée et seule raisonnable ?

Le cas est passionnant, mais on ne peut ici suivre toutes les voies. Rappelons que l’intérêt de Gide pour Goethe n’était qu’une partie de son attachement à la littérature et à la culture germaniques qui, lui, remontait à la fin de son adolescence. Comme il le rappelait encore à Jacques Schiffrin en juin 1942, c’était son jeune camarade Pierre Louis (Louÿs) qui lui avait fait découvrir le Second Faust en rhétorique, tandis qu’il s’était déjà épris des vers allègres du Buch der Lieder de Heine. Il revint ensuite à Goethe régulièrement, notamment au travers de ses discussions avec un autre camarade, son futur beau-frère, le philosophe Marcel Drouin, auteur d’une Sagesse de Goethe inachevée. La préface de la Pléiade avait été précédée dix ans plus tôt par un bel article pour la Neue Rundschau, repris en mars 1932 dans La NRF. « Si je me laissais instruire par Goethe si volontiers, c’est qu’il m’informait de moi-même », écrivait alors Gide, cherchant à désigner en quoi la révélation de la parole de Goethe avait été pour lui émancipatrice.

La littérature est une école de vie avant que d’être une école de vérité : voilà la conviction profonde qui sous-tend continûment la critique gidienne, tendue vers une morale pratique. Avec Goethe, Gide a fait sa mue : il a laissé son puritanisme confessionnel et familial au grenier ; il s’est fait sceptique et curieux de toute chose ; il s’est extrait de la bibliothèque symboliste pour se frotter à la vie extérieure, à la nature, au cosmos, dans un « direct et permanent contact », participant de plein droit et de tout son être à la joie de la création ; il a surtout acquis cette confiance en soi, portée par la conviction que rien ne peut empêcher qu’un destin s’accomplisse, quelle que soit la violence des oppositions qui mènent à cet accomplissement.
Telle est la sérénité magistrale et exemplaire de Goethe, à laquelle Gide toute sa vie s’identifiera : la plus grande hardiesse dans la sérénité et la tempérance. La sagesse du poète s’appuie sur une foi en l’homme, en l’individu, et Goethe n’a pas besoin d’une intervention divine pour racheter et redonner espoir à son prochain ; la nature et la culture y suffisent. Goethe fut ainsi pour Gide un merveilleux maître de vie en même temps qu’un maître de métrique et de prosodie. Et l’auteur de Dichtung und Wahreit fut d’autant plus crédible que toute son œuvre ramenait à sa vie dans un aveu décomplexé : « Nous restons reconnaissants à Goethe car il nous donne le plus bel exemple, à la fois souriant et grave, de ce que, sans aucun secours de la Grâce, l’homme, de lui-même, peut obtenir. »

C’est ce caractère « édifiant » de l’œuvre goethéenne que Gide s’appliqua à montrer dans la préface de la Pléiade de 1942. Mais il y tempérait quelque peu son jugement passé. « Goethe sait que la bataille et la noise rétrécissent et appauvrissent le domaine de la culture », écrivait-il alors, se défiant de la pente conservatrice d’un auteur comblé et honoré. La sérénité renvoie au consentement et à l’acceptation des contraintes ; elle tend à justifier toute situation imposée, non à s’en extraire. Il n’est certes pas d’art qui ne s’en nourrisse ni d’individu qui n’y prenne racine et ne s’y modèle. Mais la tentation est grande de s’en satisfaire. Goethe se voit ainsi reprocher par son disciple français une coupable proximité à l’égard de Napoléon (la fameuse entrevue d’Erfurt date de 1808), attitude renvoyant quelque cent quarante ans plus tard à la sujétion volontaire des collaborateurs français de 1942. Le poète des Élégies romaines n’était pas un animal politique. Il ne fallait pas compter sur lui sur ce terrain.

La recherche d’équilibre peut aboutir au ressassement, à la sécheresse, à la complaisance. Il manqua de lucidité. Trop de clarté aveugle ; et Gide reprochera à l’homme du « Mehr Licht » de n’avoir su entendre ni voir cette « bouche d’ombres » désignée par Hugo, ces autres profondeurs et cette part obscure où l’homme s’abandonne, se révèle et renaît autre que lui-même. En cette période tragique, les écrivains de l’excès, de la déraison ou simplement de l’action sont d’un plus grand enseignement. Goethe est un exemple, non un héros. Il ne mobilise ni ne requiert autant qu’un Nietzsche ou un Hölderlin.
Le temps est à l’engagement et à la transformation, non à la béate et contente participation. La préface de Gide fut pré-publiée dans Le Figaro en janvier et février 1942, entre les dixième et onzième (délicieuses) « Interviews imaginaires » que Gide y donnait alors régulièrement. Les lecteurs du Figaro avaient pu suivre dans ces mêmes interviews les progrès de sa rédaction et les questionnements qui l’accompagnaient. Preuve de la portée politique du message, le texte fut censuré dans le journal, alors qu’il put être publié intégralement dans la Pléiade. On était peut-être moins méfiant à l’égard de la couverture de cuir et du papier bible.

Cette Pléiade était pourtant bien instructive. À Gaston, Gide demandait en 1945 qu’on prît garde à rétablir le texte dans son intégralité pour une réimpression de ses Interviews imaginaires : « Si […] vous donnez ma Préface au théâtre de Goethe il y aurait lieu d’y faire rentrer le passage (ci-joint) qu’avait supprimé la censure » (Alger, 3 mai 1945). Le texte n’est, hélas !, pas rétabli dans la plupart des recueils où il a été reproduit ; mais il est bien complet dans les Essais critiques rassemblés par Pierre Masson pour la Pléiade en 1999, le plus bel hommage qu’on ait jamais rendu au génie critique du fondateur de La NRF.