La Pléaide

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Genet 2
L'actualité de la Pléiade

Réussir sa légende. Les romans et les poèmes de Jean Genet dans la Pléiade

Avril 2021

Établie par Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe, avec Albert Dichy, et présentée dans la Lettre de la Pléiade n°68 (voir p. 16), l’édition des Romans et poèmes de Genet remet en circulation les versions clandestines des romans jusqu’alors connus du grand public dans le texte retouché et expurgé qui avait été préparé pour les Œuvres complètes.

E. Lambert et G. Philippe relatent dans leur Introduction les circonstances de l’intrusion de ce « chant obscur, émis depuis l’envers de la société », dans le paysage littéraire du milieu du XXe siècle, et analysent les formes sous lesquelles il s’offre à nous, « dans sa splendeur comme dans son inépuisable ambiguïté ». Nous proposons ici les premières pages de leur texte.
    Tout aurait dû s’arrêter là. « Ce livre est le dernier », écrivait-il en 1947 : « Depuis cinq ans j’écris des livres : je peux dire que je l’ai fait avec plaisir mais j’ai fini. » On sait qu’il n’en fut rien, que l’écrivain revint plus tard à l’écriture. Il n’empêche : entre le premier poème imprimé en 1942 et le dernier roman sorti des presses en 19481, Jean Genet fit paraître un ensemble de livres d’une exceptionnelle cohérence, et la publication, en 1951, du volume inaugural de ses Œuvres complètes prenait acte d’une clôture et d’un achèvement.

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    C’est peu dire que Genet voulut écrire sur les marges de la société depuis les marges de la littérature. « Je n’ai jamais cherché à faire partie de la littérature française », déclara-t-il un jour, si bien que pour comprendre ce qui se joue ici, on est soudain tenté, par quelque idée singulière, de se projeter à l’autre extrémité du canon littéraire. Un des plus célèbres feuillets matriciels des Rougon-Macquart recensait ainsi les « quatre mondes » que la fresque entendait parcourir : le peuple, les commerçants, la bourgeoisie, le grand-monde ; s’y ajoutait in extremis « un monde à part », celui de la putain, du meurtrier, du prêtre et de l’artiste. Inversant tout entière cette hiérarchie, l’œuvre romanesque et poétique de Genet s’est uniquement occupée de ce monde à part, celui de la prostitution et du crime, celui de ce que Genet nomme la « sainteté », celui de la poésie enfin, à laquelle il ramène tout son projet artistique.
    Si c’est étrangement le nom d’Émile Zola que l’on a envie de convoquer au moment de lire Genet, c’est parce qu’aucun écrivain français ne semble avoir conçu de projet esthétique et moral aussi rigoureusement opposé. Zola travaillait d’ailleurs sur la longue durée ; l’œuvre romanesque et poétique de Genet fut à l’inverse produite avec une fulgurance dont l’histoire littéraire ne présente guère d’exemple. On hésite cependant à dire de cet ensemble qu’il a « paru » : la publication de ces textes fut d’abord clandestine. C’est qu’à la provocation sociale et à son fracas s’ajoute ici un élément de poids, la pornographie homosexuelle. La fréquente présence d’un narrateur qui, sous le nom même de l’auteur, décrit, avec une crudité sans précédent, sa sexualité de jeune délinquant, de voleur malhabile ou encore, pour employer ce mot d’époque que l’écrivain affectionnait, de « pédéraste » parmi les criminels, les prisonniers, les travestis et les prostitués, explique très largement les précautions prises à la première publication — sans parler même de l’ensemble de son personnel romanesque, qui vit une sexualité librement homosexuelle et offre aux lecteurs l’excitation que procure la littérature « spécialisée », tout en récusant les styles de vie et d’amour normés de leur temps.
    Or, bien qu’il fît paraître ses livres sous le manteau, Genet exigea que son nom figurât sur la couverture. Ne le concernaient finalement ni la honte ni la dissimulation frappant encore les homosexuels et particulièrement ceux qui, comme lui, venaient d’un milieu modeste et rural. La question était personnelle. Il s’agissait moins de transgresser l’ordre existant que de faire éclater le sien propre, dans un style baroque, sublime et — si l’on en croit la surprise de ses contemporains — proprement inouï : il s’agissait de « réussir [s]a légende ».

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    En 1942, lorsqu’il fait imprimer son premier poème, « Le Condamné à mort », Jean Genet a presque trente-deux ans. Repris de justice récidiviste, il est connu des services policiers, judiciaires et pénitentiaires depuis le début de son adolescence. Dans les archives de l’Assistance publique déjà, son dossier d’enfant assisté, abandonné à sept mois par une mère célibataire et à bout de ressources, égrène les fugues et les menus larcins qui conduisirent à l’enfermement dans la colonie pénitentiaire de Mettray. Dans celles de la justice militaire, on lit un parcours d’engagé volontaire dans les années 1930, puis de déserteur à partir de 1936. Les archives de la police et des tribunaux énumèrent enfin les allers-retours en prison. Ils ne cesseront qu’en 1944.
    Grâce à la biographie d’Edmund White et surtout aux travaux d’Albert Dichy et de Pascal Fouché2, on connaît avec précision l’histoire du jeune Genet. Elle est parallèle à celle qu’il a revisitée dans ses livres et s’écrit de document administratif en document administratif. Elle nous permet d’identifier ce que l’œuvre a construit en puisant dans la vie ; elle nous permet surtout de mesurer l’écart entre le point de départ de l’individu et le point d’arrivée de l’écrivain et poète. Cet écart est si grand que l’on peut avancer que le « cas Jean Genet », comme l’écrivait François Mauriac en 1949 dans un article d’une hostilité violente et précise, constitue, par son trajet social, une sorte d’anomalie.
    Cette histoire est celle d’un marginal, orphelin élevé dans le Morvan par des parents nourriciers affectueux et peu instruits, titulaire du certificat d’études, destiné à l’apprentissage, détenu à seize ans, militaire dans l’armée coloniale à dix-neuf, puis voleur, sans adresse fixe et, pour reprendre la terminologie des psychiatres qui l’ont examiné à la demande de la Justice, « inverti ». En un peu moins de dix ans, de 1942 à 1951, Genet passa d’une cellule de la Santé aux salons des Éditions Gallimard. On y publiait alors ses Œuvres complètes sous le patronage de Jean-Paul Sartre, qui les préfacerait en 1952 d’une étude de près de 700 pages devenue célèbre : Saint Genet, comédien et martyr.
    Mais le premier portrait littéraire de Jean Genet, cette créature surgie de pages écrites en cellule, a été brossé par Jean Cocteau, sans qui l’on ne peut comprendre le mécanisme qui sauva Genet de son destin anonyme. Ainsi le décrivait-il à leur première rencontre en février 1943 : « C’est un personnage d’entre deux prisons, marqué par les prisons. Une tête de paranoïaque avec un charme noué qui se dénoue vite. Une vitesse, une malice terribles. […] Élégance, équilibre, sagesse, voilà ce qui émane de ce maniaque prodigieux. »
    C’est grâce à Cocteau que le premier roman de Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, fut diffusé dans le courant de l’année 1944. C’est également en grande partie grâce à lui que, quelques mois plus tôt, Genet, récidiviste et sans domicile fixe, avait échappé à la déportation. La générosité de Cocteau permit l’apparition de Genet au grand jour et son attelage avec Sartre, l’une des figures intellectuelles les plus considérables de l’après-guerre, sinon la plus importante. Après quoi la mécanique était enclenchée, qui permit à Genet d’être à la fois le chantre de la marginalité, voire du crime, et la coqueluche de ceux qui régnaient sur la vie artistique française.
    Comment se fit l’irruption qui imposa cinq romans et quelques poèmes parfaitement attentatoires aux bonnes mœurs, à la morale publique et à l’ordre établi, au beau milieu des gloires littéraires de l’époque ? On pourra avancer que les livres, imprimés à peu d’exemplaires, diffusés hors commerce et, pour certains, fort difficiles à lire, s’imposèrent d’abord moins que leur auteur. Ou encore, pour être plus précis, que l’image de leur auteur.
    Cette image, on la trouve crayonnée dans la lettre ouverte au président de la République rédigée en 1948 par les deux bonnes fées de Genet, Sartre et Cocteau. Il s’agissait d’obtenir la grâce présidentielle car, en cas de nouvelle condamnation, l’écrivain risquait la détention à perpétuité. Ce chef-d’œuvre de rouerie est une pure fiction, qui joue des faiblesses sociales de Genet pour le renforcer socialement. Le texte le dote de ce dont il était parfaitement dépourvu : un patrimoine. On peut y lire la mise en avant d’une filiation avec des poètes asociaux (Villon, Verlaine), ainsi que, de manière plus souterraine, la convocation de clichés littéraires faisant de Genet une allégorie du mauvais sujet repenti (« Toute l’œuvre de Jean Genet l’arrache à un passé de fautes flagrantes... »), sans oublier la récupération cynique de l’engagement de Jean Decarnin, son ami résistant : « nous avons appris, sans que Jean Genet nous en parle, que sa dernière et définitive condamnation est venue de ce qu’il a décidé de prendre à son compte une faute commise par Jean Decarnin, mort sur les barricades à la Libération, afin que son nom ne reçoive aucune tache ». La grâce fut accordée par le président Auriol. Il suffisait pourtant d’ouvrir ses livres pour comprendre que Genet n’avait nulle intention de se rendre fréquentable et que son inclusion dans la société ne pourrait que lui devenir insupportable.
    Avec cette victoire sociale, un mal premier était fait. Il se doubla rapidement d’un mal second, plus grave au regard de la littérature : après la publication de ses Œuvres complètes largement expurgées, Genet serait longtemps, pour reprendre une formule célèbre, surtout « connu pour sa notoriété » et comme enfermé dans les pages que Sartre lui avait consacrées. Plus curieux encore, cette notoriété reposerait sur la lecture de textes qui, pour certains, demeureraient longtemps indisponibles au public : Sartre et Cocteau avant lui avaient lu et commenté les versions clandestines.
    Genet a toujours lié les années de silence d’après 1949, date de la publication au grand jour de Journal du Voleur par Gallimard, à un effondrement provoqué par le Saint Genet (pourtant paru trois ans plus tard) : « Dans tous mes livres, je me mets nu et en même temps je me travestis par des mots, des choix, des attitudes, par la féerie. Je m’arrange pour ne pas être trop endommagé. Par Sartre, j’étais mis à nu sans complaisance. Il parle de moi au présent de l’indicatif. Mon premier mouvement a été de vouloir brûler le livre. » Il est vrai que cette œuvre prolixe, unifiée par le « je » du narrateur, s’offrait presque trop idéalement à l’interprétation existentielle.
    « Ma vie doit être légende, c’est-à-dire lisible », lit-on dans Journal du Voleur. Depuis l’enfance de Divine dans Notre-Dame-des-Fleurs, tous les récits de Genet, et même Querelle de Brest, s’ancrent en effet dans le passé proche ou lointain de leur auteur. Il y défie à la fois le monde et la société, notamment dans l’apostrophe à un lecteur pris comme le représentant de ces deux puissances qui l’écrasent. Il l’agresse, l’interpelle, s’impose à lui ; il lui oppose les contrées marécageuses de cette « vie inférieure3 » où il est occupé à ramper. Seule l’expression poétique lui offre un biotope où respirer.
    Entre 1942 et 1948, la littérature française a donc été comme contrainte d’accueillir un poison qui l’envahissait tout en la rejetant. Ce moment Genet est le point d’origine d’une œuvre dont l’auteur deviendrait à la fois l’un des plus grands prosateurs du XXe siècle et l’un de ses plus grands dramaturges. Il doit être aussi regardé comme l’un de ses plus grands romanciers.
    […]

Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe.

1. Publié de façon posthume près de quarante ans plus tard, Un captif amoureux (1986) a en effet un tout autre statut et ressortit à un autre genre.

2. Voir Edmund White, Jean Genet, trad. Philippe Delamare, Gallimard, 1993 ; et Albert Dichy et Pascal Fouché, Jean Genet. Essai de chronologie, 1910-1944, Bibliothèque de littérature française contemporaine de l’université Paris VII, 1988, repris et complété dans Jean Genet, matricule 192.102. Chronique des années 1910-1944, Gallimard, 2010.

3. Il s’agit de l’un des premiers titres de Pompes funèbres.

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