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Baron Gérard, Le 10 août 1792, vers 1795.
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Michelet : le sillage et l'empreinte

13 novembre 2018

En février 2019 paraîtra une nouvelle édition de l’Histoire de la Révolution française de Jules Michelet. Paule Petitier, qui dirige ces deux volumes, a fait le choix d’en établir le texte d’après l’édition originale, publiée en sept tomes entre 1847 et 1853.

Dates éloquentes: le récit de la Révolution de 1789 est comme traversé par l’histoire en train de se faire, des événements de 1848 et de la fin de la monarchie de Juillet au 2 décembre 1851 et à la chute de la Deuxième République. Sur Michelet – « pour tout historien de la France la référence majeure et pour tout citoyen l’une des figures tutélaires de la France républicaine » (Pierre Nora) –, la situation politique a naturellement imprimé sa marque. L’Histoire de la Révolution est à cet égard un livre double. L’entrecroisement en son sein du passé et du présent est mis en évidence dans la présentation de chacun des sept volumes originaux. Nous proposons ici, en guise d’avant-goût, la première section, intitulée « Le Sillage et l’Empreinte », de l’Introduction de Paule Petitier.

Brillant sillage que celui qu’a laissé dans le domaine de l’histoire l’œuvre de Jules Michelet. Depuis sa mort en 1874, il s’est toujours trouvé des voix d’historiens pour mettre en lumière tel ou tel aspect de son génie et s’en réclamer. Plusieurs fois, ces voix se sont élevées d’une chaire du Collège de France, l’institution qui représentait pour Michelet le lieu d’une pensée libre, hors des contraintes académiques. C’est là que, dans les années 1900, le fondateur de la Revue historique, Gabriel Monod, s’est consacré à commenter « la vie et la pensée de Jules Michelet1 ». C’est là encore que Lucien Febvre, pendant l’Occupation, a tenté de saisir à l’œuvre l’inventivité de Michelet2. Indépendamment du courant historique auquel ils appartenaient – école méthodique pour l’un, école des Annales pour l’autre –, ils ont tous les deux consacré la fécondité d’un auteur dont les propositions épistémologiques et la puissance créatrice ouvrent à l’histoire moderne tant de pistes nouvelles, tant de manières de se rajeunir. Et en effet, pour peu que l’on se veuille un historien novateur, que l’on s’intéresse à des objets inédits, que l’on scrute le passé sous tel angle inattendu, il est bien rare que l’on ne distingue pas dans l’œuvre de Michelet un écho à ses préoccupations audacieuses. Dépassée sans doute par l’accumulation du savoir et de la recherche, l’histoire de Michelet continue d’apparaître comme un réservoir d’intuitions où la discipline fonde ses ressourcements. L’historien des représentations y trouve confirmation de son attention au symbolique ; celui du sensible est saisi par l’intelligence du rapport au monde concret. Jacques Le Goff a salué l’importance que Michelet accorde à l’imagination au Moyen Âge, cette «si grande civilisation du
rêve3», tandis que Madeleine Rebérioux a vu dans La Sorcière « le premier livre dans lequel l’histoire de la femme est autonomisée4 ». Par son attrait pour les corps, son attention aux maladies propres à chaque époque, aux innovations artistiques et techniques, à la vie fantasmatique (dans La Sorcière, encore), Michelet ouvre constamment le champ de l’histoire, invitant à lier tout aspect de la réalité humaine à une conjoncture particulière. Et ce faisant, ce pionnier de la réflexion sur la civilisation matérielle et sur les styles de vie reste toujours un historien du pouvoir et du politique, diagnostiquant avec acuité la façon dont les moyens du premier excèdent largement les formes obvies du second. Historien de l’émancipation humaine, Michelet jette pour cela même un regard aigu sur les forces, les instruments et les lieux de domination, et montre les dispositifs qui se conjuguent pour asservir les corps et les esprits. L’histoire du pouvoir, dans la lignée de Michel Foucault, peut se reconnaître dans les notations de Michelet, à l’orée de son Histoire du XIXe siècle, sur le mouvement de concentration et de gestion des masses qui caractérise les sociétés modernes. Enfin, historien qui ne se cache pas, qui n’affiche pas un idéal d’impassibilité, qui s’appréhende lui-même comme matière historique, Michelet encourage une réflexion plus subjective mais aussi plus objective que l’histoire positiviste, puisqu’elle inclut dans son analyse critique le sujet même comme produit de l’histoire qu’il étudie.

L’empreinte laissée par Michelet sur beaucoup d’écrivains, du XIXe siècle à nos jours, est sans doute plus secrète. À l’opposé des historiens, qui se réfèrent ouvertement à lui comme au père du paradigme historique moderne, les écrivains le constituent souvent en référence tue, invisible au premier abord, en complice tacite, en une source intime, d’autant plus vivifiante qu’elle reste voilée. Si Flaubert ne mentionne pas le nom de Michelet dans ses oeuvres5, sa correspondance prouve qu’il l’a lu et apprécié, et l’on a toute raison de croire que l’Histoire romaine a compté dans son intérêt pour la révolte des mercenaires contre Carthage, sujet de Salammbô. Le récit de la prise des Tuileries dans L’Éducation sentimentale est quant à lui écrit en contrepoint de certaines pages épiques de Michelet, en particulier du récit du 20 Juin dans l’Histoire de la Révolution.

Depuis la fin du XIXe siècle, la trace de Michelet est perceptible même chez les auteurs dont le geste créateur semble écarter l’histoire. Trouver des échos de Michelet chez Yourcenar ne surprend pas ; il est plus étonnant en revanche que Gide le retienne avec Flaubert, Delacroix, Schumann et Fromentin parmi ceux avec qui il se sent des affinités profondes6. Bien que Paul Valéry ait éprouvé de l’« indignation littéraire » devant ce qu’il jugeait trop déclamatoire dans le style de Michelet, sa « Jeune Parque », selon Claude Hofmann7, pourrait bien être la « sœur secrète » de la Sorcière, et même tirer une partie de sa manière poétique du style de l’historien (de sa prose ponctuée de vers blancs, et de certaines tournures syntaxiques).

L’attrait des écrivains pour Michelet tient cependant le plus souvent à ses qualités de prosateur : il a été l’un des grands forgerons de la prose moderne, et il a su lier la langue à ses affects et à sa voix, lui conférer un caractère esthétique et un style d’auteur marqué. Dans cet éloge, Sartre, qui le reconnaît « génie authentique et prosateur de grande classe8 », rencontre Pierre Bergounioux pour qui l’historien est « le premier prosateur français du XIXe siècle9 ». Son style captive par sa ductilité – Michelet l’ayant rendu apte à l’expression du devenir et du mouvement –, mais tout autant par ses aspérités, ses ruptures, donnant une prose « verticale10 » lorsqu’elle se hérisse dans l’indignation ou l’horreur, alliant l’éloquence aux images violentes, fondant la solennité de l’ancienne rhétorique avec la crudité de la langue réaliste ou la bonhomie du registre populaire. Avant Flaubert, Michelet use des discours direct ou indirect libres pour retranscrire les paroles ou les pensées des personnages historiques, et ainsi brouiller les frontières du discours et du récit. Sa prose rythmique est capable de tout accueillir, tant l’exceptionnel que le quotidien, et l’événement aussi bien que la coulée des jours.

La voix de Michelet hante de nombreux prosateurs, au point qu’ils se font parfois ventriloques. C’est Proust le mimant dans l’un de ses pastiches11, c’est Claude Simon, s’appropriant clandestinement plusieurs phrases de l’Histoire de la Révolution dans Les Géorgiques. Ses mots imprègnent les auteurs hantés par le mystère de la mémoire.

Et puis, il a parlé de façon si forte de la mort, il a donné à sentir si vivement le deuil et a entretenu tant de complicité avec les morts. Malraux est saisi par sa « pénétration de médium12 » qui donne le sentiment d’une communication infuse avec les disparus.

Aux antipodes d’un Ranke définissant l’histoire comme la quête de « ce qui s’est réellement passé », Michelet admet d’emblée la formidable complicité de l’histoire et de l’imaginaire, qu’il a perçue, enfant, en visitant les salles du musée des Monuments français. Faire de l’histoire une « résurrection », comme il le voulait, n’est-ce pas écrire de sorte que chacun puisse lui redonner vie sur sa scène intérieure ? Michelet impose comme un chaman ses images oniriques et funèbres ; il a compris que les événements, les grandes figures historiques, les situations hors du commun prolongeaient indéfiniment leur écho en chacun sur le mode des rêves. Donnant à l’histoire une dimension esthétique marquée, créant des tableaux flamboyants, des portraits hantés et des scènes qui obsèdent longtemps, il a contribué à faire du passé, de sa mémoire et de son archéologie, la matière d’un nouvel art.

En 1954, le Michelet de Roland Barthes, dans la collection « Écrivains de toujours », a marqué une date, certainement parce que son commentaire de la thématique profonde de l’œuvre rendait intelligible ce qui pouvait lier intimement l’historien aux écrivains.

En insistant sur le caractère hors normes de son écriture, sur son audace à l’enraciner directement dans le corps et la pulsion, sur sa témérité à penser à partir du plus archaïque, le critique a de fait mis au jour le non-dit d’une relation discrète mais vivace des auteurs français avec Michelet.

Le « siècle de l’histoire », comme on a nommé le XIXe, a compté d’autres grands historiens que Michelet: des Thierry, des Guizot, des Fustel de Coulanges… Mais nul plus ni même autant que lui écrivain. La manière dont Michelet a fondu pensée et écriture de l’histoire constitue ce qu’il y a de plus précieux et de plus vivace dans son oeuvre. Cette alliance rare montre à la fois comment pense la littérature et comment s’écrit l’histoire, comment elle ne reste vivante qu’autant qu’elle s’écrit. L’Histoire de la Révolution française constitue le foyer de cette œuvre, le miroir de concentration, éclatant et tragique, qui jette ses fulgurances sur tout autre pan de son histoire, le «soleil noir» par lequel ont été attirés les esprits méditant sur la force et les illusions de l’action humaine, Malraux, Claude Simon, Sartre13, ou encore, plus récemment, Pierre Michon dans Les Onze.

Paule Petitier.

1 . Gabriel Monod, La Vie et la Pensée de Jules Michelet (1798-1852). Cours professé au Collège de France, Champion, 1923, 2 vol.

2 . Voir Lucien Febvre, Michelet et la Renaissance, Flammarion, 1992 (cours de 1942-1943), et Michelet, créateur de l’histoire de France. Cours au Collège de France (1943-1944), Vuibert, 2014.

3 . Jacques Le Goff, « Michelet et le Moyen Âge aujourd’hui », dans Œuvres complètes de Michelet, Flammarion, 1974, t. I, p. 61.

4 . Madeleine Rebérioux, « Résurrection de Michelet », dans Michelet cent ans après, études et témoignages recueillis par Paul Viallaneix, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1975, p. 16.

5 . Alors qu’on s’attendrait, par exemple, à le voir mentionné dans la liste des historiens dont Bouvard et Pécuchet entreprennent la lecture (au chapitre IV du roman).

6 . Voir André Gide – Paul Valéry, Correspondance 1890-1942, Gallimard, 2009, p. 98.

7 . Claude Hofmann, « De quelques sources. À Paul Valéry », dans Entretiens sur Paul Valéry, Émilie Noulet-Carner dir., Mouton, 1968, p. 135-147.

8 . Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? (1947), Gallimard, coll. « Folio essais », 2008, p. 126.

9 . Pierre Bergounioux, « Il nous restait les détails. Entretien avec Écrire l’histoire », Écrire l’histoire, n° 4, « Le Détail (2) », automne 2009, p. 115.

10 . Sainte-Beuve a parlé du « style vertical » de Michelet (cité par les Goncourt, Journal, 8 novembre 1862).

11 . Voir Marcel Proust, Pastiches et mélanges, Gallimard, 1919.

12 . André Malraux, Le Triangle noir, Gallimard, 1970, p. 101.

13 . Voir Jacques Lecarme, « Malraux et Sartre lecteurs de Michelet, ou la Vérité d’un mythe », dans La France des écrivains. Éclats d’un mythe. 1945-2005, Presses Sorbonne Nouvelle, 2011, p. 15-25.

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