La Pléaide

1928

Le livre trouble et déconcerte. On a pu, en lisant trop vite, ou les yeux fermés, y voir un recueil d’anecdotes curieuses, illustré de photographies «presque toujours amusantes ». Bien des lecteurs, même avertis, hésitent au moment de lui assigner un genre ; on parle d’un essai, d’un journal, d’une «épopée bizarre»… D’autres veulent que ce soit une œuvre de fiction. Ainsi Paul Morand, qui publie dans Les Nouvelles littéraires du 10 novembre un article intitulé «Ces romanciers, où nous mènent-ils ?». Principalement consacré aux Conquérants de Malraux, son texte évoque aussi le surréalisme «qui donne enfin sa fleur et cette fleur, Nadja, est un roman».

Il se trompe. Nadja, qui a paru chez Gallimard à la fin du printemps, est un récit autobiographique. Avant d’être, faut-il dire l’héroïne ? d’un livre, Nadja fut une personne. Née le 23 mai 1902 dans la région lilloise, elle se prénommait Léona. À Paris, elle a vécu d’expédients, d’emplois éphémères, de la prostitution. Elle évoluait dans les marges du monde du spectacle, et il se pourrait qu’elle ait emprunté son pseudonyme à une danseuse. Elle a rencontré André Breton le lundi 4 octobre 1926, dans la rue.

À compter de cette date et jusqu’au 13 octobre, Nadja, «inspirée et inspirante», et André se voient presque quotidiennement. Puis Breton prend ses distances. Les entrevues se font plus rares. La jeune femme lui écrit, et il conserve ses lettres : vingt-sept jusqu’au milieu de février 1927 ; elles expliquent ce qu’il a représenté pour elle et témoignent de la clairvoyance de Nadja, qui savait cette relation marquée du sceau de l’impossible. Elle espérait cependant être utile. «Vous m’utiliserez, écrit-elle le 30 novembre 1926, et je ferai de mon mieux pour vous aider à quelque chose de bien.» Le lendemain, elle se plaint d’être oubliée ; le 15 décembre, de n’avoir pas vu Breton depuis douze jours ; à la fin de janvier 1927, de ne l’avoir rencontré que deux fois pendant tout le mois. La dernière lettre connue n’est pas datée : «Je ne veux pas te faire perdre le temps nécessaire à des choses supérieures […]. Il est sage de ne pas s’appesantir sur l’impossible.» L’irruption de Breton dans sa vie a élargi une faille qui préexistait vraisemblablement. À la fin de mars 1927, Nadja est internée. Le 14 mai 1928, ses parents la font transférer dans un hôpital psychiatrique du Nord. Onze jours plus tard, l’édition originale de Nadja sort des presses. On ne sait si Nadja l’a lue. Elle est morte à l’hôpital en 1941.

Breton se demandera jusqu’à quel point il fut responsable de son destin. Dans le pamphlet collectif Un cadavre (1930), Leiris l’accusera d’avoir toujours vécu sur des cadavres, ceux de Vaché, de Rigaut, de Nadja. Mais certains de ses meilleurs ennemis reconnaissent l’importance du livre, qui est aussi le manifeste de la beauté «convulsive». «J’aime Nadja d’André Breton, écrit Cocteau. Jouissance beaucoup plus pure que celle qui consiste à aimer l’œuvre d’un ami. »