La Pléaide

1916

Depuis le 9 mars, Guillaume de Kostrowitzky, c’est-à-dire Apollinaire, est français. Il était encore sujet russe quand il a signé sa première demande d’engagement dans l’armée française «pour la durée de la guerre», le 10 août 1914. Il sera artilleur, et c’est en allant rejoindre son régiment à Nîmes qu’il rencontre Madeleine Pagès, dans le train. Très vite naît un amour dont témoignent des lettres passionnées.

En avril 1915, Apollinaire a été nommé brigadier; en août, maréchal des logis. Depuis novembre, il sert dans l’infanterie; il est désormais sous-lieutenant. Le 14 mars 1916, il se trouve au bois des Buttes, près de Berry-au-Bac, dans l’Aisne. Sa compagnie, la 6e du 96e régiment d’infanterie, vient de monter en ligne. Quelques instants plus tôt, il en a averti Madeleine: «Casqué ne sais pas bien ce que l’on va faire. En tout cas je te lègue tout ce que je possède et que ceci soit considéré comme testament s’il y avait lieu.»

Le lendemain, nouvelle lettre. Le bois des Buttes n’est pas un secteur calme: «Pas de description possible. C’est inimaginable. Mais il fait beau. Je pense à toi.»

Même au plus près du danger, la guerre est souvent une attente, elle offre de ces «longs loisirs» qu’il faut meubler. Le 17 mars dans l’après-midi, pendant un bombardement, Apollinaire lit Le Mercure de France. Son exemplaire a été conservé; sur les pages 371 et 372, une large tache de sang, aujourd’hui brunie. Vers 16 heures, un éclat d’obus a transpercé le casque d’Apollinaire et pénétré dans la tempe droite.

Le casque a été conservé, lui aussi. On y voit, du côté droit, un trou parfaitement rond. «Le casque en l’occurrence, m’a sauvé la vie», écrit Apollinaire à Madeleine le lendemain; «il paraît que ce ne sera pas grave. J’écrirai quand je pourrai.» La carte, rédigée au crayon, est partie de l’ambulance 1/55, secteur 34, vers laquelle le poète a été évacué et où il a été opéré une première fois. Elle est presque illisible.

Le 19, autre carte: «Mon amour, je ne vais pas mal cependant j’ai toujours cet éclat dans la tête qui n’a pu être retiré.» Le 20, Apollinaire est hospitalisé à l’Hôtel-Dieu de Château-Thierry, où il séjournera jusqu’au 28, avant d’être transféré à Paris, au Val-de-Grâce puis à l’hôpital du gouvernement italien, quai d’Orsay. C’est de là qu’il demande à Madeleine, le 12 avril, de lui envoyer «les vers pour le volume qui paraîtra je crois au Mercure», des vers qu’il avait adressés à celle qui est à présent sa fiancée.

Deux semaines plus tard, nouvelle demande: «Envoie poèmes recopiés ne t’inquiète pas mais je ne dois pas écrire encore je ferai écrire demain. Je t’aime.» Apollinaire est trépané le 9 mai; l’opération réussit. Il l’annonce à Madeleine, mais lui écrit de plus en plus rarement. Elle s’inquiète. Elle a raison.

C’est le 1er juillet que paraît le numéro 433 du Mercure de France. Il contient huit poèmes d’Apollinaire, rassemblés sous le titre Lueurs des tirs qui sera, en 1918, l’intitulé de la quatrième section de Calligrammes. Ces poèmes sont de ceux qui avaient été envoyés à Madeleine en 1915. Parmi eux, l’un des textes les plus célèbres de leur auteur, «L’Adieu du cavalier»: «Ah Dieu ! que la guerre est jolie / Avec ses chants ses longs loisirs»… L’un de ceux, aussi, qui alimenteront les malentendus: est-il possible qu’un combattant esthétise à ce point l’épreuve que traverse le pays ? se demandent les contemporains d’Apollinaire. Est-il possible de faire preuve d’un tel consentement à la guerre ? se demandent nos contemporains.

Coïncidence : le 26 octobre paraît Le Poète assassiné, qu’Apollinaire a écrit avant guerre; la couverture représente un cavalier au crâne ensanglanté. Quant à l’amour pour Madeleine, il s’éteint avant la fin de l’année.