La Pléaide

1905

Un village. Une jeune fille, Aline. Elle aime Julien Damon, dont la famille a du bien. Julien l’abandonne alors qu’elle est enceinte de lui. L’enfant naît. Julien est fiancé ailleurs. Aline tue son enfant et se donne la mort.

Telle est l’intrigue du livre qui paraît dans les derniers jours d’avril à la Librairie académique Didier, Perrin et Cie (Paris) et chez Payot (Lausanne). Il est dédié à Édouard Rod, à qui l’auteur avait envoyé une première version de son manuscrit en septembre 1904: «Voici la petite “histoire” annoncée. Je n’ose pas appeler cela un roman.» C’est d’ailleurs le mot «histoire» qui figure sous le titre, mais Aline, histoire est bien le premier roman du Vaudois C. F. Ramuz.

Les romans ne se réduisent pas à leur intrigue. Tout au plus celle d’Aline permet-elle de comprendre pourquoi Rod en a jugé la «couleur un peu noire». D’autant plus noire que, dans le manuscrit de 1904, la mère d’Aline, perturbée par les événements (on le serait à moins), mettait le feu à la maison des Damon avant d’être enfermée chez les fous... Ramuz coupe cette fin, puis revoit le tout. De cette réécriture l’intrigue sort épurée, la couleur locale atténuée, l’évocation des mœurs campagnardes allégée; dans un récit presque délocalisé, l’héroïne devient la victime d’une obscure fatalité. Aline, en 1905, a quelque chose d’une tragédie.

Il n’empêche: Ramuz, inquiet, craint que son livre ne soit mal reçu. Il se trompe. L’accueil est bon, et la presse va même parfois à l’essentiel: «on dirait qu[e Ramuz] se sert de mots qui n’ont jamais servi», note le critique du Journal de Genève. Profonde vérité de cette remarque: cent ans plus tard, les mots de Ramuz, les plus ordinaires qui soient, sont toujours neufs. Poésie de la prose: «Les colchiques avaient fleuri, petites flammes qui tremblotent, que le vent souffle, qui ne sont rien, petites sœurs pâles de la brume.» Simplicité (ou grandeur: c’est tout un) biblique: «Les jours s’en venaient, les jours s’en allaient et les plantes poussaient, chacune en sa saison.» Rythme, dépouillement: «Elles étaient là rien que les deux. La cuisine avait quatre murs et sa petite fenêtre. Il faisait triste. Elles ne parlaient pas.» Imprévisibilité des images: «Aline était comme un oiseau qui s’est bâti un nid: le vent souffle, le nid tombe.» Sens aigu du tragique, doublé d’un refus du pathétique: «Elle vivait. C’est le sang qui va quand même, monte au cœur et en redescend, quand le reste est presque mort. On est là, on se regarde, on se voit comme dans l’eau noire un buisson qui a brûlé; et on s’en retourne en arrière, parce qu’en avant tout est fermé.» À vingt-sept ans, Ramuz donne un premier et sérieux coup de pied dans la fourmilière romanesque.

À Paris, les comptes rendus sont moins nombreux qu’à Lausanne ou Genève. Aline est en France un événement presque silencieux. Un siècle plus tard son auteur, qui a publié vingt-deux romans, n’y occupe toujours pas sa place, celle d’un écrivain de premier rang. Manque de curiosité peut-être, malentendu surtout. Écrivain universel et ancré, comme l’est Faulkner, Ramuz passe parfois pour un auteur «régionaliste», qui «écrirait mal exprès»…

Il faut n’avoir jamais ouvert un de ses romans pour voir en Ramuz un régionaliste — et souffrir d’une atrophie de la sensibilité pour ne pas saisir que sa langue est pure création. Il reste que cette atrophie est assez répandue. En 1927, Grasset réédite Aline à un moment où le public français connaît déjà, de Ramuz, quatre romans stylistiquement plus audacieux. Des critiques qui n’avaient pas digéré la nouveauté de ces romans-là encensent alors Aline, jugé moins «agaçant»! L’idée que l’œuvre romanesque de Ramuz est une quête dont Aline n’est que le beau point de départ ne les effleure pas. Manquaient-ils de recul? Le xxie siècle, en tout cas, n’a pas cette excuse.